La démocratisation scolaire
Entre les Français nés dans les années 40-50 et les enfants d’aujourd’hui, il y a eu un énorme mouvement de démocratisation scolaire. Pour en parler, rien de tel que de commencer par le diplôme phare du système français : j’ai nommé le bac.
Ça parait un peu fou aujourd’hui, mais dans les années 1950, moins de 10% des gamins avaient le bac. Au moment de mai 68, on restait à 20% de bacheliers seulement.
Le bac, a cette époque, c’était encore le diplôme d’une petite minorité. Un sésame pour la vie professionnelle. Beaucoup de gens s’arrêtaient avant, faisaient des filières courtes, et commençaient à travailler très tôt.
En 1975, la loi Haby crée le collège unique, pour que tous les élèves bénéficient de la même scolarité jusqu’à la fin de la scolarisation obligatoire, à 16 ans.
Dans les années 1970, on crée aussi le bac technologique, qui fait monter la proportion de bacheliers à 30%, mais le bac général se démocratise très peu.
Au milieu des années 80 Mitterrand décide de mettre un grand coup d’accélérateur à la démocratisation scolaire. Le bac pro est créé et développé, et le bac général se démocratise enfin. C’est de cette époque que date le fameux objectif de 80% d’une génération au bac.
Alors que cet objectif avait l’air très lointain au départ, aujourd’hui, on y est : un peu plus de 80% d’une génération obtient le bac. 45% des jeunes obtiennent un bac général, un peu plus de 15% un bac technologique, et un peu plus de 20% un bac pro. Le bac est devenu un diplôme ultra majoritaire, même si 1 jeune sur 5 ne l’a toujours pas.
Si on veut mesurer une vraie démocratisation scolaire, il faut regarder au-dessus, du côté des diplômes de l’enseignement supérieur, comme les BTS, les licences ou les masters. Ok, regardons ça.
Encore au début des années 1980, seulement 15% des jeunes étaient diplômés de l’enseignement supérieur. Être diplômé d’une université, c’était encore quelque chose de rare. Et je ne vous parle même pas des Grandes Ecoles.
Aujourd’hui, l’accès aux diplômes du supérieur s’est démocratisé : plus de 50% des jeunes en sont diplômés. La France est juste au-dessus de la moyenne de l’OCDE, le club des pays riches.
Incontestablement, le niveau de diplôme de la population a explosé en quelques dizaines d’années. 80% avec le bac, 50% de diplômés du supérieur : on passe plus de temps à l‘école que nos parents, et on obtient des diplômes plus élevés.
Mais est-ce que cet accès massif à une scolarisation plus longue s’est accompagné d’une démocratisation de l’origine sociale des élèves ?
Est-ce que les chances d’obtenir un “bon diplôme” se sont rapprochées, entre une fille de cadre et une fille d’ouvrier, entre un fils de riche et un fils de pauvre ?
De fortes inégalités sociales de réussite scolaire de la primaire au lycée
Les inégalités scolaires entre enfants de milieux favorisés et défavorisés n’ont pas disparu, loin de là. Elles commencent même très tôt.
En CM2, quand les élèves font en moyenne 18 fautes dans une épreuve de dictée, les gosses de cadres n’en font que 13, tandis que les enfants d’ouvriers en font 19.
On trouve les mêmes inégalités du côté des maths. Quand la moyenne à des exercices de calcul est de 176, les enfants de cadres ont 206 quand ceux d’ouvriers plafonnent à 166.
Là, on était en CM2, à la fin du primaire. Entrons maintenant au collège et au lycée.
Les enfants les moins favorisés ont de bien moins bons résultats que les enfants les plus favorisés. L”écart est une fois de plus, un peu plus élevé en math qu’en Français.
Ce résultat se retrouve en sixième comme en seconde. Il s’est même aggravé. Alors que 90% des gosses les plus favorisés ont un niveau satisfaisant en maths, c’est le cas de seulement 46% des gosses défavorisés.
Le collège français n’est donc pas parvenu à corriger le poids de l’origine sociale sur la réussite scolaire.
La France, le pays riche où l’origine sociale détermine le plus le niveau scolaire
Quand on compare le collège français à celui des autres pays riches de l’OCDE, on constate que c’est celui où les inégalités sociales ont le plus d’impact sur la différence de niveau en lecture, mathématiques et sciences.
Dans l’enquête PISA de 2018 – la dernière dont les données détaillées sont publiées – la France est le pays où les inégalités sociales ont le plus d’impact : devant la Hongrie, devant la République Tchèque et devant Israël. Vive l’école Républicaine ! 🙂
Autrement dit, c’est en France qu’on a le moins “d’égalité des chances” à l’école. Aïe.
Derrière le fameux 80% au bac, de fortes inégalités
Ces inégalités qu’on a vues dès la primaire et jusqu’au lycée, on les retrouve ensuite, au niveau des diplômes.
Parmi les gosses de parents sans emplois, 10 ans après l’entrée en sixième, sur 10 gamins, 4 ont le brevet ou aucun diplôme, et 2 ont un CAP ou un BEP. Chez les enfants d’ouvriers non qualifiés, sur 10 gamins, 2 ont un brevet ou aucun diplôme, et 2 un CAP ou un BEP.
A l’opposé, si on va voir du côté des enfants de cadres, seulement 3% s’arrêtent avec le brevet ou aucun diplôme, et 3% font un CAP/BEP.
Le diplôme obtenu n’ absolument rien à voir ! Presque tous les gosses de cadres vont vers un bac.
Une manière de voir ça clairement, c’est de regarder les souhaits d’orientation quand des enfants de cadres et d’ouvriers ont la même note.
Avec entre 10 et 12 au contrôle continu du brevet, + de 90% des enfants de cadres souhaitent s’orienter en seconde générale, alors que chez les enfants d’ouvrier avec les mêmes notes c’est moins de 60 %. On voit qu’on peut avoir les mêmes notes mais pas le même avenir.
[ SOURCE : DEPP, “Le déroulement de la procédure d’orientation en fin de troisième reste marqué par de fortes disparités scolaires et sociales”, Note d’Information, n°13.24, 2013, Graphique 3, p.5 ]
L’origine sociale pénètre si profondément les aspirations, les rêves et les interdits qu’à note égale, elle finit par se transformer en destin.
Là, ce qu’on commence à voir, c’est que derrière les plus de 80% de réussite au bac, on a de grandes inégalités selon l’origine sociale.
Dans les familles favorisées, c’est plutôt 95% des enfants qui ont le bac, alors que chez les inactifs, c’est tout juste 40%, et dans les familles d’ouvriers ou d’employés, c’est un peu moins de 65%. [Voir Graphique plus haut]
Et encore, il y a bac et bac. Tous les bacs ne donnent pas les mêmes débouchés. Le bac général donne plus d’options que les bacs technos, qui sont eux-mêmes mieux vus que les bacs pro.
Quand on zoome sur l’origine sociale des lycéens qui passent chacun de ces trois bacs, on retrouve nos inégalités sociales encore renforcées.
Au bac général, on a 33% de gosses de milieux favorisés, et seulement 24% d’enfants de milieux défavorisés, alors que dans les bacs pros, c’est 8% de favorisés et 54% de défavorisés.
Autrement dit, les gosses des classes populaires ont beaucoup plus souvent un bac techno ou un bac pro, là où les enfants de cadres et de profs vont favoriser le bac général.
Et bien sûr, ça ne s’arrête pas là ! Parce que même quand vous faites un bac général, y a toujours les options et les filières pour se distinguer. Quand on était au lycée c’était le bac S – scientifique – le bac ES – sciences sociales, et le bac L, littéraire.
Aujourd’hui, les bac généraux se distinguent par les options. Quand on regarde les options que choisissaient les lycéens en 2021, on voit que les options avec des maths ont une part très importante d’enfants favorisés, et moins d’enfants défavorisés.
En plus des types de bacs, les établissements sont aussi très inégalement choisis selon l’origine sociale. C’est tout le problème de la mixité sociale à l’école.
Le problème de la mixité sociale : lycées privés et choix des lycées
Pour le dire simplement, il y a des lycées de riches et des lycées de pauvres. Et les lycées privés ont en général un public beaucoup plus favorisé que les lycées publics.
On le sait parce que le ministère publie depuis quelques années un “indice de position sociale des établissements” ou IPS. Concrètement, on calcule l’IPS de chaque élève en fonction de la profession de ses parents. L’IPS va de 38 pour “père au chômage, mère non renseigné” à 179 pour “père ingénieur, mère prof des écoles”.
L’IPS d’un établissement est calculé en faisant la moyenne des IPS de ses élèves
Voici tous les lycées en filière générale de France classés selon l’origine sociale des élèves, du moins défavorisé à gauche au plus favorisé à droite. Si la moyenne est à 118, on remarque tout de suite que ces IPS varient énormément : de 68 pour le lycée Victor Hugo de Marseille à 159 pour le lycée Franco-Allemand de Buc à côté de Versailles.
On n’est vraiment pas loin au niveau de lycées entiers des IPS minimum et maximum au niveau individuel, de 38 et 179.
On voit donc que même au lycée, les enfants d’origine favorisée se rassemblent dans certains établissements.
Ces établissements ne sont pas choisis au hasard.
D’abord, le statut des lycées joue. Les lycées privés sont nettement plus sélectifs socialement, ils accueillent des enfants bien plus favorisés que les lycées publics. Vous le voyez, y’a nettement plus de lycées privés (en jaune) au-dessus de la moyenne qu’en dessous.
Normal, ces lycées sont payants et attirent d’abord une clientèle aisée.
D’ailleurs, les recherches en sciences sociales montrent que si le privé parvient, en moyenne, à de meilleurs résultats scolaires que le public, ce n’est absolument pas en raison de meilleurs professeurs ou d’une meilleure pédagogie.
Les chercheurs sont formels : “Si l’enseignement privé semble surperformer par rapport au secteur public, c’est en raison des caractéristiques [sociales ] des élèves qu’il accueille”
[ SOURCE : CNESCO, Inégalités sociales et migratoires à l’école, 2016, Rapport Scientifique, p.81 ]
Au-delà du privé, l’autre critère qui diminue la mixité sociale des lycées ce sont les options proposées par les lycées publics. Les options “rares” comme le latin, le russe ou, de plus en plus, l’allemand, ne sont pas toujours choisies par amour de la discipline. Proposer l’option latin, pour un bahut, c’est s’assurer un recrutement socialement favorisé et pour les parents d’élèves, c’est s’assurer que l’enfant aura des compagnons de classe de “qualité”.
Maintenant on comprend que derrière la réalité des 80% d’une classe d’âge au bac, il reste de grandes inégalités sociales d’accès au bac, et en particulier au bac général et aux options qui donnent le plus de chances de réussir dans l’enseignement supérieur.
L’enseignement supérieur, parlons-en.
Les inégalités sociales d’accès à l’enseignement supérieur
Comme on pouvait s’y attendre, l’enseignement supérieur est là où les inégalités d’origines sociales sont les plus fortes.
Parmi les personnes en âge d’être étudiantes dans le supérieur en 2021, il y a environ 19% d’enfants de cadres et 44 % d’enfants de classes populaires, avec des parents ouvriers ou employés.
En BTS, on retrouve une répartition à peu près similaire à celle de la population de cet âge : autant d’enfants de classes populaires et un chouia moins d’enfants de cadres.
A l’université, les enfants de classes populaires sont un peu moins de 30%. C’est pas rien, ça montre qu’il y a aujourd’hui un vrai accès à la fac des enfants d’ouvriers et d’employés, un accès qui était quasi inexistant à l’époque de Bourdieu. Mais ils sont déjà moins présents que dans la population générale.
Quand on monte dans la hiérarchie scolaire, les enfants de milieu populaire disparaissent de plus en plus, et les enfants de cadres deviennent massivement surreprésentés. Des école de commerce aux facs de médecine, jusqu’aux écoles d’ingénieurs, le tri dans les origines sociales ne fait que s’accentuer jusqu’à culminer dans les Ecoles normales supérieures où 64 % des étudiants sont des enfants de cadres – on parle là de 2 étudiants sur 3 – et seulement 10% sont issus des classes populaires.
On voit qu’arriver au sommet de la hiérarchie scolaire quand on a des origines sociales modestes, ce n’est pas impossible. On retrouve 10 à 15% de gosses d’ouvriers et d’employés dans les filières les plus sélectives de l’enseignement supérieur. C’est très peu.
Malgré tout le poids des origines sociales sur le niveau à l’école, qu’on a montré tout au long de la scolarité, avec la massification du bac et de l’accès à l’enseignement supérieur, il y a bien eu sur le long terme une petite baisse du poids des origines sociales sur la réussite scolaire.
Un chiffre résume ça. Pour les enfants nés dans les années 50, le fil d’une famille favorisée avait 11,5 fois plus de chance que le fils de milieu populaire d’accéder à un bac+5, et 7,8 fois plus de chances d’intégrer une Grande école. Aujourd’hui c’est “seulement” 5,8 pour le bac+5, et 4,9 pour les Grandes écoles. Le poids des inégalités sociales sur la réussite scolaire a un peu diminué.
[ SOURCE : Falcon et Bataille, “Equalization or Reproduction? Long-Term Trends in the Intergenerational Transmission of Advantages in Higher Education in France”, European Sociological Review, 2018, Table 1 ]
Mais on ne va pas faire comme si la situation était géniale, et que l’école ressemblait à une méritocratie avec une vraie égalité des chances.
Les meilleurs diplômes restent trustés par les enfants de cadres et de profs, et les enfants de pauvres qui réussissent à l’école restent une minorité. On l’a vu un peu plus tôt dans la vidéo, la France est le pays riche où les origines sociales des parents ont le plus d’impact sur la réussite scolaire.
Pour notre idéal républicain de donner la même chance à tous et à toutes, c’est un échec.