Grâce au pouvoir du multiplicateur, l’État peut gagner plus en dépensant plus. Inversement, l’État peut s'appauvrir en diminuant ses dépenses. Étonnant ? Découvrez ce paradoxe, et pourquoi c'est une des choses les plus importantes à comprendre en économie pour faire les bons choix politiques des prochaines années
Le multiplicateur est un concept théorisé par l’économiste anglais John Maynard Keynes dans son maître-ouvrage Théorie Générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie.
L’idée du multiplicateur est celle d’une réaction en chaîne.
Dans une économie en crise, la dépense publique supplémentaire peut avoir un impact “démultiplié”, supérieur à son montant, sur l’économie en créant de “nouvelles activités” qui, sans elles, n’auraient pas eu lieu. Voici le fonctionnement théorique du multiplicateur.
Mettons que l’Etat dépense 10 milliards d’euros. Ces 10 milliards d’euros vont atterrir dans les poches d’une ou de plusieurs entreprises. Ces entreprises vont payer leurs salariés ou d’autres entreprises. Qui, eux-même, vont dépenser cet argent en payant d’autres entreprises, qui payent d’autres salariés, qui font d’autres dépenses et ainsi de suite.
Grâce à cette réaction en chaîne, l’impact total sur l’activité peut donc être supérieur aux 10 milliards initiaux.
Pour que l’impact soit le plus grand (et donc, le multiplicateur élevé), il faut réduire les “fuites” dans le circuit.
La première des fuites, c’est l’épargne. A chaque étape du circuit économique l’épargne constitue une fuite. Si les salariés épargnent leurs revenus au lieu de le dépenser, cet argent ne circule plus jusqu’à une entreprise suivante et, donc, la réaction en chaîne s’arrête.
Cette “fuite de l’épargne” a été identifiée très tôt par Keynes. Voilà pourquoi les présentations classiques du multiplicateur postulent, à la suite de Keynes dans ses démonstrations, que les ménages épargnent 20 % de leur revenu. Voici le schéma explicatif du multiplicateur de l’excellente chaîne Youtube Dessine-moi l’éco.
Évidemment, le “taux d’épargne” des individus dépend énormément de la position dans l’échelle sociale. Les riches épargnent beaucoup plus que les pauvres, qui dépensent l’essentiel (ou la totalité) de leurs revenus.
L’autre grande fuite, c’est les importations. Si la dépense publique cible des achats à l’étranger (mettons des panneaux solaires chinois), le circuit ne fonctionne plus : l’argent part à l’étranger et le multiplicateur baisse d’autant. Cette “fuite par les importations” existe à chaque niveau du circuit : si les particuliers dépensent leur salaire en “Iphone”, la valeur du multiplicateur baisse. A l’inverse, si les dépenses de l’État, des entreprises ou des salariés se font dans le pays – des rénovations thermiques ou des coupes de cheveux par exemple – alors le multiplicateur sera élevé.
La dernière “fuite” a un rôle ambivalent : il s’agit des impôts. Dans le circuit économique qui va de l’État aux entreprises et aux salariés et ainsi de suite, les impôts sont une fuite. Une part importante du revenu des ménages et des entreprises part en impôt variés (cotisations, TVA, CSG, impôt sur les société etc). Les impôts diminuent donc l’intensité du multiplicateur puisqu’ils cassent la circulation de l’argent.
Deux remarques ici.
D’abord, cette “fuite en impôt” comporte un avantage : elle permet d’autofinancer, complètement ou en partie, les investissements de l’État. Dans une société où les prélèvements obligatoires représentent 50 % du PIB (comme c’est le cas de la France ou d’autres pays d’Europe), un multiplicateur de 2 suffit à autofinancer complètement la dépense initiale (10 milliards dépensés génèrent 20 milliard de PIB qui, en retour, ramènent 10 milliards d’impôts et taxes).
Ensuite, si l’impôt est une “fuite” au circuit, il peut aussi être un canal d’action publique. Pour générer un impact de 10 milliards supplémentaires dans l’économie, l’État n’est pas obligé de dépenser, il peut aussi baisser les impôts. Une baisse d’impôt peut aussi avoir un effet “multiplicateur”, on parle alors de multiplicateur fiscal et non plus de multiplicateur “budgétaire”. Évidemment, la valeur du multiplicateur fiscal dépend des impôts qu’on cible : s’il s’agit d’impôts touchant les entreprise et pénalisant l’embauche ou s’il s’agit d’impôt touchant des ménages pauvres ou moyens qui épargnent peu, il sera élevé. Si, à l’inverse, on baisse des impôts de ménages riches épargnant beaucoup, il sera plus faible.
Voici un tableau de l’OFCE (p.24), ancien (2011) donc à ne pas prendre au pied de la lettre aujourd’hui, qui illustre comment varient les multiplicateurs budgétaires et fiscaux selon les canaux utilisés et les impôts ciblés et à plusieurs horizon de temps (1, 5 ou 10 ans).
Pour obtenir un multiplicateur élevé il faut réunir certaines conditions :
Inversement, une économie au pleine emploi, une inflation forte et des taux d’intérêts élevées, des dépenses publiques qui remplacent (et donc éteignent) des dépenses privées sont l’assurance d’un multiplicateur faible.
La France est aujourd’hui dans une situation idéale.
Avec le Covid, nos économies sont en sous-emploi criant. Premier check validé 🙂
Les taux d’intérêts et l’inflation sont au plus bas depuis des années. La Banque centrale européenne peine à avoir ses 2% d’inflation, et le taux d’intérêt est vissé à 0. Deuxième check validé 🙂
Enfin, il existe de nombreux besoin de dépenses publiques qui ne feront pas éviction aux dépenses des entreprises. La transition hors du pétrole et du gaz, l’isolation des bâtiments, les transports en commun, la santé, la recherche, la justice, l’éducation, il s’agit de projets que le privé ne finance pas, ou pas assez. C’est même l’inverse : c’est des investissements publics qui donneraient du boulot aux entreprises privées. Une centrale nucléaire, un hôpital, une rénovation de façade ou de toiture, ça se fait pas tout seul, ça crée beaucoup d’emplois publics ET privés. Troisième check validé 🙂
Dans ce contexte particulièrement favorable, on comprend que les estimations de multiplicateur pour la France et l’Europe soient particulièrement élevées.
Une estimation extrêmement prudente de l’OFCE (p.11) donne un multiplicateur de 1.5 “au moins, pour la période actuelle” , c’est-à-dire la France fin 2020.
Ce chiffre est cohérent avec une grande revue de littérature de 2020 (p.18). En s’appuyant sur de nombreuses études – conduites avec différentes hypothèses et selon différents paradigmes économiques – cette analyse trouve que 1,5 a l’air d’être le multiplicateur minimum en période de crise.
Ce chiffre de 1.5 est donc une estimation prudente, l’OFCE en convient. Et on la comprend.
Les économistes du FMI avançaient en 2019 (p19), juste avant le Covid, que le multiplicateur était à 2.8 en moyenne pour les pays de la zone euro !
Avant le Covid, du seul fait de la crise économique, du sous-investissement chronique, des taux d’intérêt à zéro et de l’inflation au plus bas, le FMI estimait que si l’État dépensait 10 milliards, le PIB augmenterait de 28 milliards sur les 5 années suivantes.
Maintenant que la crise du Covid a mis nos économies à terre et aggravé le sous emploi, comme disent les économistes, il est tout à fait possible que le multiplicateur actuel soit au-dessus de 2.8, soit largement au-delà de 2, le niveau d’autofinancement.
Avec de tels niveaux de multiplicateur budgétaire, ne pas dépenser serait tout à fait stupide. Cela ferait perdre beaucoup d’argent à l’économie en général (moins de PIB) et ça n’améliorerait même pas les finances publiques (moins de recettes fiscales).
Les dépenses utiles pour la société ne manquent pas. On a déjà mentionné la transition énergétique hors du pétrole et du gaz fossiles, parlons maintenant d’autres possibilité d’investissement.
Les infrastructures d’abord. En France et en Europe, nous connaissons un sous-investissent chronique dans les infrastructures, les routes, les ponts, les trains, les bâtiments publics. Le pont de Gènes qui s’écroule est un exemple extrême, mais ça devrait tous nous alarmer. Un niveau d’investissement “net” à zéro signifie que, en moyenne, nos infrastructures se dégradent massivement, on ne dépense même pas suffisamment pour les maintenir en état. Et il s’agit d’une moyenne, certains ouvrages sont dans des états déplorables.
Il y’a aussi de grands besoins dans les services publics, et notamment dans la santé . La crise Covid nous a mis sous le nez.
La santé a été une des variables d’ajustement principales des politiques d’austérité menées en Europe après 2010, et il y a du retard à rattraper.
N’oublions pas non plus la recherche ou l’éducation. De 2010 à 2019 : la dépense moyenne par élève a chuté de 4 % dans le second degré et de 8% dans le supérieur. C’est pas comme ça qu’on va faire la France de demain.
Mentionnons enfin la justice. Notre pays se condamne, faute de temps, de moyens, de juges, d’enquêteurs à avoir une justice à deux vitesses – forte avec les faibles et terriblement douce avec les forts – une justice qui, franchement, ne convient plus à personne.
Les “taux d’intérêt sur la dette publique française à 10 ans sont négatifs”, ça veut dire que l’Etat est payé pour emprunter.
Aujourd’hui, grâce aux rachats de dettes par la Banque centrale et aux taux d’intérêts supers bas, l’État gagne de l’argent à chaque fois qu’il s’endette !