L’agriculture traditionnelle en France
L’agriculture est une pratique millénaire. Avant sa révolution industrielle, l’agriculture dite “traditionnelle” s’appuyait sur deux piliers majeurs : la rotation des cultures et l’usage d’animaux.
Voici une carte schématique des pratiques de rotation des cultures (ou d’assolement) en France au début des années 1800.
On remarque que l’assolement triennal – c’est-à-dire la jachère une année sur trois – est la pratique majoritaire dans la moitié nord, grenier à blé du pays. L’assolement biennal – jachère une année sur deux pour restaurer la fertilité du sol – se retrouve dans la moitié sud. Plus rares, quelques pays pratiquaient l’assolement quadriennal, permettant de produire 3 années sur 4 sur une surface donnée.
Pour encaisser ces assolement rapide, les fermiers avaient recours à des engrais naturels qui peuvent prendre plusieurs formes.
Le fumier est l’engrais roi. Il illustre la relation symbiotique entre agriculture et animaux. Les animaux sont aussi bien moyens de transport, instruments de travail et fertilisants naturels.
Ce graph, tiré d’une thèse formidable du géographe Souhil Harchaoui (p.115), montre bien qu’avant l’agriculture industrielle, l’intégralité de l’énergie investie dans le système agricole – sous forme de travail mécanique ou de fertilisant chimique – venait des animaux et des humains.
Une fois les engrais de synthèse et les moteurs agricoles généralisés, les animaux n’étaient plus nécessaires aux champs. De producteurs agricoles, ils sont devenus produits.
La famine irlandaise
Une des calamités agricoles les plus célèbres de l’histoire récente de l’occident est sans nul doute la grande famine irlandaise des années 1845-1850.
Cette famine a tué plus d’1 millions d’Irlandais et causé le départ de millions d’autres – vers les États-Unis principalement.
Elle a été causée par un “mildiou” de la pomme de terre, un champignon qui a divisé par 4 la production de ce précieux tubercule, qui constituait une grande part de l’alimentation des Irlandais.
Le premier miracle : l’explosion des rendements agricoles à l’hectare
La révolution de l’agriculture industrielle avec ses engrais, ses pesticides, ses semences optimisées et mieux irriguées a permis une hausse très forte des rendements à l’hectare.
Regardons les rendements du blé – céréale qui joue depuis longtemps un rôle majeur dans l’alimentation européenne, mais qu’on retrouve aussi ailleurs, en Inde et au Mexique par exemple.
Norman Borlaug a commencé l’exportation de la Révolution verte avec le blé, mais elle a vite concerné toutes les grandes céréales, et progressivement toutes les plantes. La même recette a produit les mêmes effets.
Vous voyez que si, dans le monde, les rendements du blés ont été multipliés par 3,2 entre 1961 et 2020, c’est fois 3 pour la maïs, fois 2,5 pour le riz, fois 2 environ pour les tomates, les bananes ou les patates, fois 1,5 pour le manioc.
Les mêmes surfaces cultivées en 1961 pouvaient donc produire 2 à 3 fois plus de nourriture grâce à ces hausses de rendements par hectare.
Au niveau mondial, ces hausses de rendements à l’hectare ont eu une conséquence capitale : elles ont permis d’économiser des surfaces.
Dites-vous que si on avait dû produire autant de céréales qu’aujourd’hui avec les rendements du début des années 1960, il nous aurait fallu tripler la surface cultivée, de 7 à 22 millions de km2.
Quelle différence cela représente ? Et bien les 14.8 millions de km² préservés correspondent à la superficie de 36.45% des forêts du monde entier (p.13).
Oui, vous avez bien entendu ! Avec des rendements “années 60 agriculture traditionnelle », il aurait fallu raser l’équivalent d’un tiers des forêts du monde entier juste pour produire autant de céréales.
Produire beaucoup plus avec moins de paysans : la révolution des machines au pétrole
Le dernier ingrédient de l’agriculture conventionnelle, c’est la motorisation du travail des champs.
On dit motorisation et pas mécanisation, parce que le monde comptait de nombreuses machines agricoles au 18ème ou au 19ème siècle. Seulement, ces machines étaient déplacées et entraînées par les paysans et leurs animaux. Ce qui a bouleversé l’agriculture, c’est le passage au moteur à explosion nourri au pétrole.
Le nombre de chevaux, de vaches, de boeufs, d’ânes et de mulets qui travaillaient encore les champs dans la France des années 40-50, s’est effondré avec l’arrivée des tracteurs modernes (pp. 95-97).
Avec l’agriculture industrielle, les animaux de travail, qui représentaient les trois quart de la puissance mécanique par hectare en France au début du siècle, ont quasiment disparu en 20-30 ans.
On est passé d’une agriculture basée sur l’énergie humaine et animale à une agriculture au pétrole. La conséquence de ce changement d’énergie, c’est une explosion de la productivité par agriculteur.
On a pu produire beaucoup plus, avec beaucoup moins de paysans. Pour le blé, c’est impressionnant, comme le montre ce graphique tiré de la somme de Mazoyer et Roudart, Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine
Juste avant les tracteurs, lorsque le blé était cultivé par des machines tirées par des chevaux ou des boeufs, un paysan pouvait travailler entre 5 et 10 hectares et produisait moins de 10 t de grains.
Dans les années 1990, un céréalier et son maxi tracteur de 200 cv pouvait gérer facilement 100, 150 hectares de blé, et produire 1000 à 2000 tonnes de grains.
Accompagnant la puissance de la machine, on a agrandi les surfaces de travail. En France, c’est la politique du “remembrement” qui, à partir des années 1960, a poussé les agriculteurs à regrouper les petites parcelles dans de plus grandes en abattant des arbres et des haies pour mieux laisser passer les tracteurs.
Pour des cultures moins faciles à mécaniser, comme les légumes ou les fruits, l’augmentation de la productivité a été un peu moins spectaculaire. Mais au total, c’est l’agriculture industrielle qui explique notre deuxième miracle.
C’est elle qui a permis de produire beaucoup plus de nourriture avec beaucoup moins de paysans. Et cette transformation a radicalement bouleversé l’histoire du monde.
Le deuxième miracle : la libération du travail pour d’autres activités humaines que la production de nourriture
La conséquence de l’explosion de la productivité par travailleur agricole, ça a été l’effondrement de la part de la population mondiale qui travaille dans l’agriculture.
Dans le monde de 1900, l’agriculture représentait 7 emplois sur 10. En 2010, l’agriculture ne représentait plus que 3 emplois sur 10.
Une immense part de la population mondiale a été libérée du travail des champs, et a pu travailler dans l’industrie, dans les services.
En France, l’agriculture représentait encore 31% des actifs en 1955, au début des 30 glorieuses et de l’ère du pétrole. En 2019, moins de 3%. Autrement dit, en 1955, un paysan nourrissait en moyenne 3 actifs. En 2019, il en nourrissait + de 30.
Sans l’augmentation de la productivité agricole, on aurait pas pu avoir autant de chercheurs, de médecins, de profs, de commerçants, d’avocats, d’agents d’entretiens, etc.
Cet effondrement des besoins en travail humain dans l’agriculture a été l’une des principales forces derrière l’exode rural et l’urbanisation. D’abord dans les pays riches, puis partout dans le monde les campagnes se sont progressivement vidées et les villes sont devenues de + en + grandes.
L’agriculture industrielle a libéré une grande partie de l’humanité du travail des champs. C’est une rupture majeure dans notre histoire.
Mais pour les gens restés aux champs, la vie a beaucoup changé. Le travail d’un “exploitant agricole” en agriculture industrielle est très très différent de celui de paysan pratiquant une agriculture de subsistance traditionnelle
Le travail est moins pénible, mais l’agriculteur est dépendant de l’agro-industrie pour sa production. Il a besoin d’acheter engrais, pesticides, semences et tracteurs.
Tout ça coûte cher. L’agriculture s’est donc concentrée. Les exploitations se sont agrandies, Les paysans ont dû s’endetter de plus en plus pour financer leur activité. Encore un rapport de dépendance.
Face à ces besoins croissants de capitaux, de nombreux États ont subventionné la modernisation de leurs agriculteurs. Ce n’est pas un hasard si la PAC est née en Europe en 1961.
Pour les politiques, assurer la souveraineté alimentaire de leur pays était un objectif politique de premier plan, et ils n’hésitaient pas à intervenir massivement pour aider la main du marché en soutenant leur agriculture et en la protégeant de la concurrence par des barrières douanières. Mais chaque pays n’était pas à armes égales.
Des puissances comme les Etats-Unis, l’Europe ou l’URSS ont pu moderniser et protéger leur agriculture tranquillement, quand de nombreux pays du Sud se sont vu imposer l’ouverture de leurs marchés au profit des premiers.
Les conflits autour de la révolution verte ont été un des nœuds des tensions géopolitiques créées par les traités commerciaux.
Mais revenons au cœur de notre sujet du jour. On a compris comment l’agriculture industrielle a permis le double miracle d’une production mondiale de nourriture multipliée par 3 en quelques décennies, en utilisant à peine plus de terres et moins de paysans.
La question à laquelle on a envie de répondre maintenant, c’est qu’est-ce qu’on a fait de toute cette nourriture ? Où en est la faim dans le monde, la sous-alimentation ? A quoi on a employé notre excédent de bouffe ?
Qu’est-ce qu’on fait de toute cette nourriture ? 1- On nourrit les hommes (beaucoup mieux qu’avant)
Première question, probablement la principale pour juger d’un système agricole : est-ce que les rendements de l’agriculture industrielle ont permis d’éradiquer la faim ?
De 1960 à 2000, la disponibilité alimentaire moyenne par personne est passée de 2200 kcal/jour à près de 3000 aujourd’hui..
Depuis 1981, le monde produit, théoriquement, assez de calories pour nourrir correctement chaque humain. Grâce à toutes ces calories produites, l’humanité a quasiment éliminé les famines et les morts de la faim.
Encore dans les années 1960, plus de 16 millions de personnes sont mortes de faim dans des famines. A partir des années 1970, les famines deviennent plus rares et moins meurtrières.
Quand on zoome sur les 30 dernières années, et qu’on regarde le nombre de personnes qui meurent de faim chaque année, on voit qu’on est passé de 600.000 à 200.000 morts par an.
Par contre, ça ne veut pas dire que tout le monde mange bien et à sa faim. La sous-alimentation est encore loin d’avoir disparu. On n’a malheureusement pas trouvé de stats simples montrant l’évolution de la sous-alimentation mondiale sur longue période mais la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, nous montre comment la sous-alimentation a évolué tout récemment, entre 2000 et 2019.
En 20 ans, la proportion des humains sous-alimentés est passée de 13% à un peu moins de 9%, alors qu’il y avait 1,5 milliards d’humains en plus à nourrir. Si on regarde pas la proportion, mais le nombre, on est passé d’environ 800 millions de personnes sous-alimentés en 2000 à 650 en 2019. Inversement, le nombre de personnes qui ne sont pas sous-alimentées est passé de 5.3 milliards à plus de 7 milliards en 20 ans.
Il y a de nombreux facteurs qui expliquent qu’on ait encore plus d’un demi milliards d’humains qui ne mangent pas à leur faim. Si vous voulez, on pourra faire une vidéo dédiée à la faim dans le monde, ses causes et les moyens de l’éliminer pour de bon.
Deux mots ici si vous le permettez : les zones de guerre sont surreprésentées dans ce problème de faim dans le monde.
Ironiquement, on retrouve aussi de nombreux anciens paysans des pays du Sud, ruinés par la modernisation de leur agriculture et par la concurrence du commerce international.
Ces paysans viennent faire grossir les bidonvilles de leurs pays. Très appauvris, ils peinent souvent à se nourrir correctement. On voit là une des faces sombres de la révolution agricole.
Une autre grande cause de la persistance de la faim dans le monde, c’est ce qu’on fait avec l’immense production de nos cultures.
On ne s’en sert pas juste pour nourrir les humains, loin de là. On s’en sert pour produire une immense quantité de viande.
Et oui, l’agriculture industrielle n’a pas seulement changé la production des céréales, des fruits et des légumes. Elle a radicalement bouleversé le rôle des animaux dans la production alimentaire.
Qu’est-ce qu’on fait de toute cette nourriture ? 2 – On nourrit beaucoup plus de bêtes pour faire de la viande
Impossible de se demander ce qu’on fait de toute la production agricole sans regarder la place de l’élevage Aujourd’hui, 55% seulement des cultures comestibles sont destinées à nourrir les hommes. A quoi sert le reste ? A produire des biocarburants (9%) et, surtout, à nourrir les bêtes.
Les animaux avalent un bon tiers des calories produites chaque année dans le monde.
Dans l’agriculture traditionnelle, les animaux avaient plusieurs fonctions – traction animale, fertilisation et – enfin – fournir de la nourriture. Avec l’agriculture moderne, l’élevage se recentre sur une fonction principale : produire de la viande. Un max de viande. Et des laitages.
Comme pour les semences, on a sélectionné les races d’animaux : des vaches pour donner toujours plus de lait, des poules qui pondent en rafale, et des races à viande de vaches, porcs, poulets, ce que vous voulez, qui grandissent tellement vite qu’on est plus prêt de la machine à convertir du végétal en viande que de l’animal de basse cour.
L’exemple frappant, c’est le poulet. Dans les années 50, il fallait 120 jours avant qu’un poulet pèse 1.5 kg, aujourd’hui c’est moins de 30 jours.
[ SOURCE : Rapport de la commission au parlement européen et au conseil sur l’incidence de la sélection génétique sur le bien-être des poulets destinés à la production de viande, 2016, p.6 ]
Cette industrialisation de l’élevage, vous la voyez de manière éclatante dans la production.
Entre 1961 et 2018, la production de volailles a fait un incroyable fois 14. La production de porcs a été multipliée par 5, celle de bovins par 2,5. Les oeufs, c’est fois 5.
Funfact : En 2020 on produit 1642.8 milliards œufs de poule par an, soit 0.6 œuf par humain et par jour !!!! 🙂 🙂 🙂
Les chiffres sont aussi impressionnants pour les animaux : en 2018, on a tué presque 70 milliards de poulets (68.8) , pas loin d’1,5 milliards de porcs (1.48), et 302 millions de bovins.
[ SOURCE : FAOSTAT via Our World in Data ]
Vous serez pas surpris d’apprendre que cette explosion de la production de viande, en plus de consommer ⅓ des calories de l’agriculture, elle a d’énormes impacts environnementaux.
Émissions de gaz à effet de serre, pollutions, déforestation. On détaillera tout ça dans une autre vidéo. Mais on arrive déjà aux limites de notre modèle agricole dominant. Il est donc temps pour nous de conclure.