Le front républicain est-il un mythe ? - Osons Comprendre

Le front républicain est-il un mythe ?

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Quand on parle de front républicain, beaucoup pensent à l'élection présidentielle de 2002. Jean-Marie le Pen au deuxième tour, la quasi totalité des autres candidats appelant à faire front républicain contre le front national. Au point qu'on imagine que ce "front républicain" est une tradition politique française, parfois écorchée, mais bien ancrée. Contre le FN, puis le RN, la gauche ET la droite feraient barrage. Pourtant, rien n'est moins vrai. Voilà l'histoire que nous avons - collectivement - oublié.

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Introduction

 

Le 9 Juin 2024, le Rassemblement national arrive en tête des élections européennes, avec 31% des voix, très loin devant les candidats d’Emmanuel Macron, qui plafonnent à 14,6%.

Le Président avait dit pendant la campagne qu’il ne tirerait pas de conclusions nationales d’un scrutin européen, mais il revient sur sa parole et annonce une dissolution surprise de l’Assemblée Nationale.

[ SOURCE : Le Soir, “France : comment Emmanuel Macron s’est résolu à dissoudre l’Assemblée”, 9 juin 2024 ]

 

Durant les 3 semaines de cette campagne éclair, le RN, qui surfe sur son succès aux Européennes, est donné gagnant par absolument tous les sondages, qui lui promettent en moyenne 250 sièges de députés.

Le premier tour confirme ces tendances, les Français réalisent qu’il y a une vraie possibilité que le RN prenne le pouvoir.

Les partis politiques aussi. Le Nouveau Front Populaire – qui coalise tous les partis de gauche du PS au NPA – Ensemble – la coalition des partis proches du président Macron – et une partie de la droite s’accordent pour retirer leurs candidats les moins bien placés au second tour pour faire barrage au Rassemblement national.

La France est surprise par l’efficacité de ce “Front Républicain” : le RN et ses alliés, promis à une large victoire, n’obtiennent “que” 143 députés et arrivent 3ème.

Le NFP l’emporte avec près de 200 députés et la coalition macroniste résiste beaucoup mieux que ne le laissaient penser ses résultats décevants du premier tour.

[ SOURCE : LCP, “Législatives 2024 : la France politique en cartes et en infographies à l’issue des élections”, 14 juillet 2024 ]

Quand on parle de Front républicain, une image vient immédiatement en tête à toutes celles et ceux qui ont vécu ce moment : le choc du 21 avril à la présidentielle de 2002. Le candidat Front National Jean-Marie Le Pen se qualifie pour le second tour de l’élection, le pays est stupéfait.

[ SOURCE : INA, France 2, “Soirée électorale : élection présidentielle 1er tour”, 21 avril 2002 ]

 

Dès le soir du premier tour, des manifestations spontanées ont lieu partout en France.

Moi, j’avais 15 ans, et ça a été les premières manifs de ma vie.

[ SOURCE : Le Nouvel Obs, “ En 2002 , quand un million de personnes marchaient contre Jean-Marie Le Pen dans l’entre-deux-tours“, 21 avril 2022 ]

La rue ne désemplit pas durant les 2 semaines, tous les candidats défaits – à l’exception d’Arlette Laguiller de Lutte Ouvrière et d’un autre micro candidat trotskiste – appellent à voter pour Jacques Chirac, à faire Front républicain contre le Front National.

Le candidat Chirac refuse de débattre avec Le Pen père :

[ SOURCE : INA – France 3 – Soir 3, “2002 : Jacques Chirac refuse le débat avec Jean-Marie Le Pen pour ne pas «banaliser» ses idées”, 23 avril 2002 ]

Jacques Chirac remporte largement l’élection avec 82.21 % des voix. Il se rend Place de la République à Paris pour célébrer la puissance du Front Républicain, et prononce un discours célèbre :

[ SOURCE : INA – France 2 – Soirée électorale, “Déclaration de Jacques Chirac : Place de la République”, 5 mai 2002 ]

 

Après 2002, Chirac va devenir l’incarnation du refus de l’extrême-droite, de l’évidence du Front républicain.

Pour beaucoup, 2002 a construit le mythe du Front Républicain. On s’imagine que les partis “républicains” se sont toujours désistés les uns pour les autres pour faire barrage au FN et empêcher l’extrême-droite d’arriver au pouvoir.

Pourtant, quand on regarde l’histoire politique, on se rend compte que – surtout à droite – le Front républicain n’a pas toujours – et loin de là – été une évidence.

On va explorer ensemble la véritable histoire du fameux Front républicain : ses réalités, mais aussi ses limites.

Si on choisit d’éplucher cette histoire, c’est pour comprendre le présent, pour comprendre notamment pourquoi, pour toute une partie de la droite, barrer la route à l’extrême droite est loin d’aller de soi. Et j’espère qu’à la fin de cette vidéo, vous aurez une image bien différente de ce qui, vraiment, fait obstacle à l’extrême-droite.

 

Qu’est-ce que le Front républicain ?

 

De quoi parle-t-on quand on évoque le “Front républicain” ?

En général, on pense aux appels des partis dits “républicains” à voter au second tour contre l’extrême droite.

On pense aussi, dans le cas de certaines élections où il est possible que 3 ou même 4 candidats se qualifient au second tour, au désistement du candidat arrivé troisième quand il y a un risque que l’extrême droite l’emporte. Ca concerne les élections législatives, les élections municipales et les régionales.

Les candidats de gauche se retirent pour des candidats de droite, et réciproquement. Tous les partis “républicains” font des efforts pour empêcher l’extrême droite de remporter l’élection. Ca, c’est un peu la vision “cliché” du Front républicain.

Derrière cette pratique, il y a l’idée que les partis d’extrême-droite ne sont pas réellement “républicains”, qu’ils mettent en danger les institutions démocratiques et les droits humains.

Historiquement, là où l’extrême-droite gouverne, on trouve des politiques dirigées contre les minorités, qu’elles soient ethniques ou sexuelles, on observe des attaques contre le journalisme.

On trouve aussi des modifications constitutionnelles pour garder le pouvoir, une justice bafouée et affaiblie, et un affaiblissement général de l’Etat de droit. Bref : l’extrême-droite est trop dangereuse pour lui donner les clés du camion, même pour quelques années.

 

Aujourd’hui, certains – surtout à droite – affirment que ces analyses ne s’appliquent plus au Rassemblement national de 2024. Le RN serait devenu un parti “républicain » qui a rompu avec son programme et son histoire d’extrême droite

Si ça vous intéresse, on analyse cette question de la “dédiabolisation du RN” dans notre vidéo de fin septembre 2024. Quel est son programme ? Comment votent ses cadres ? Qui sont les alliés du RN en Europe et dans le monde, et comment gouvernent-ils ?

 

Mais aujourd’hui, on va laisser ces questions de côté, et se focaliser sur l’histoire du Front républicain en France.

Pour commencer : que s’est-il passé aux législatives de 2024 ?

 

Le Front républicain aux législatives de 2024

 

Rappelons le, aux élections législatives de 2024, le RN et ses alliés n’ont obtenu que 143 députés, bien loin des 250 prédits par les sondages et encore plus loin des 289 députés nécessaires à une majorité absolue. Ce qui a fait la différence, c’est la dynamique de Front républicain.

 

Les désistements

 

D’abord, il y a eu les désistements.

Dès le soir du premier tour, le NFP a annoncé retirer tous ses candidats arrivés troisième derrière un candidat RN.

Chez Renaissance, le camp de Macron, il y a eu du flottement. Le Président a d’abord appelé à un “large rassemblement CLAIREMENT démocrate et républicain” face au RN.

[ SOURCE : BFM-TV, “Élections législatives 2024: Macron appelle à un « large rassemblement clairement démocrate et républicain » face au RN”, 30 juin 2024 ]

Cette formulation ouvrait la porte à ne pas se désister au profit des candidatures Insoumises, Macron accusant régulièrement le parti de Mélenchon de ne être dans l’arc républicain, et de faire partie “des extrêmes”.

Le Premier ministre Gabriel Attal et le parti Renaissance ont levé cette ambiguïté : sauf à de rares exceptions, Renaissance a retiré ses candidats lorsqu’ils sont arrivés derrière le RN et le NFP – candidatures Insoumises comprises.

[ SOURCE : Le Monde, “Législatives 2024 : des dizaines de désistements pour un front républicain d’ampleur contre l’extrême droite”, 3 juillet 2024 ]

Quant aux Républicains, 3 de leurs candidats arrivés 3ème se sont retirés pour barrer la route au RN. 4 autres se sont maintenus, prenant le risque d’une victoire de l’extrême droite.

La droite a donc peu ou pas suivi le front républicain, front dont ils ont pourtant largement bénéficié. Dans 27 circonscriptions, leurs candidats ont profité du retrait d’un candidat NFP.

[ SOURCE : Le Monde, “Législatives 2024 : des dizaines de désistements pour un front républicain d’ampleur contre l’extrême droite”, 3 juillet 2024 ]

Au total, il n’y a pas eu de désistements du candidat non RN arrivé troisième dans 29 circonscriptions, et dans 9 d’entre elles, l’extrême droite l’a emporté.

[ SOURCE : Le Monde – Les décodeurs, “Dans les 29 circonscriptions où le front républicain n’a pas opéré, le RN élu dans près d’une triangulaire sur trois”, 7 juillet 2024 ]

 

Ces fissures au front républicain viennent bien plus de la droite – qui a maintenu 27 candidats arrivés 3ème – que de la gauche – qui n’en a maintenu que 2. Et dans au moins 2 cas, l’échec du front républicain est directement responsable de l’élection du candidat d’extrême droite

A Pontoise, la Renaissance Émilie Chandler arrivée troisième s’est maintenue, et le RN a gagné avec 491 voix d’avance.

[ SOURCE : Ministère de l’Intérieur, Résultats des élections législatives de 2024, Circonscription 95-01 ]

A Aix en Provence, c’est la Renaissance Anne-Laurence Petel qui ne s’est pas désistée : 858 voix ont fait la différence en faveur du RN.

[ SOURCE : Ministère de l’Intérieur, Résultats des élections législatives de 2024, Circonscription 13-14 ]

2 députés RN en plus à cause de deux candidates du camp présidentiel.

Mais si y’a vraiment que 2 cas sur 577 circonscriptions où l’absence de désistement semble avoir permis au RN de gagner, c’est que dans l’ensemble, le maintien ou non des candidats a été bien géré.

Maintenant, dans la dynamique de “Front républicain”, les désistements ne font pas tout. Il y a aussi les consignes de vote des différents partis.

 

Les consignes de vote

 

La gauche a donné des consignes très claires : appel à battre le RN dans tous les cas, même quand il a fallu voter pour Gérard Darmanin, Elisabeth Borne ou Laurent Wauquiez.

Oui, y a des gens à qui ça à dû coûter très très très cher d’aller déposer leur bulletin dans l’urne…

Ensemble, la coalition autour d’Emmanuel Macron, a été moins claire sur les consignes de vote.

Si le premier ministre Gabriel Attal a rappelé que “c’était aujourd’hui de notre responsabilité de faire barrage au RN”, le ministre de l’Intérieur Darmanin s’est, lui, fait l’avocat du “ni-ni” : ni le RN ni la France Insoumise. Pareil pour l’ancien premier ministre Edouard Philippe.

[ SOURCES : Le Parisien, “Législatives : Attal ne veut pas « donner de consigne de vote » mais « alerter » sur le « risque » d’une majorité absolue RN”, 3 juillet 2024, AFP via Mediapart, “Législatives: Darmanin ne votera « jamais pour le RN, ni pour LFI »”, 3 juillet 2024, et BFMTV, Législatives: Édouard Philippe estime « qu’aucune voix ne doit se porter sur les candidats du RN ni sur ceux de LFI », 30 Juin 2024 ]

 

L’autre droite, celle des Républicains n’a pas du tout suivi la logique de Front républicain.

Le parti entier a défendu l’abstention, le “ni-ni”, mais pas uniquement contre un candidat Insoumis. Pour LR, même un candidat PS ne méritait pas leurs voix face au RN.

François Xavier Bellamy – le tête de liste Républicains aux européennes de juin 2024 – a même été plus loin, et peut-être aussi plus clair, sur les priorités de sa formation politique.

Le soir du premier tour des législatives il a déclaré que : “le danger qui guette notre pays, c’est l’extrême-gauche”.

[ SOURCE : Libération, “Barrage ou pas barrage Les Républicains entre «ni-ni» national et «sauve-qui-peut» local”, 2 juillet 2024 ]

Ses électeurs ont pu entendre le message : plutôt RN que NFP. La droite, de ce point de vue, n’a pas du tout fait “Front républicain”.

 

Le choix des électeurs.

 

Ce qu’on observe au niveau des partis politiques se retrouve chez les électeurs.

Les électeurs de gauche ont voté à 70 % pour les candidats de droite quand ils étaient opposés à l’extrême droite. Les électeurs NFP du premier tour n’ont quasiment jamais voté RN au deuxième. La gauche a ainsi pratiqué un Front républicain quasi parfait.

[ SOURCE : Sondage “Jour de vote” Ipsos-Talan via LCP, “Législatives 2024 : la France politique en cartes et en infographies à l’issue des élections”, 14 juillet 2024 ]

 

A droite, c’est pas la même histoire.

Certes, les électeurs Ensemble – la coalition de Macron – étaient 80 % à choisir un candidat LR contre un candidat RN. Normal vous allez me dire, les options politiques sont assez proches. Mais quand il s’agit de voter “contre sa famille politique”, de voter à gauche pour faire barrage à l’extrême-droite, le front républicain se fissure.

Les électeurs Ensemble n’ont voté qu’à 54% pour un candidat NFP face au RN, et seulement à 43% quand celui-ci est issu de la France Insoumise.

Plus surprenant : presque 1 électeur Ensemble sur 5 a voté POUR le candidat RN.

Ca montre que le double mouvement de diabolisation de la gauche “extrême et antisémite” et de normalisation de l’extrême droite  a porté ses fruits chez une fraction des électeurs de Macron.

Quand on invite Marine Le Pen à la panthéonisation du résistant étranger Manouchian, quand on l’accueille à bras ouvert dans une manifestation contre l’antisémitisme, quand un ministre de l’intérieur la juge “trop molle” avec l’islam et l’immigration, quand les médias parlent régulièrement “d’extrêmes qui se rejoignent”, on suggère aux électeurs de droite que l’extrême droite n’est plus si dangereuse que ça.

Difficile de s’étonner alors quand, en 2024, on constate un pont électoral entre le bloc Macron et le RN, alors qu’il n’existe pas du côté de la gauche.

Reste que ce pont Macron-RN est minoritaire. En accordant davantage leurs voix à la gauche qu’à l’extrême droite, les électeurs Ensemble ont tout de même participé à éloigner le RN de l’Assemblée.

 

Pour les électeurs LR, c’est beaucoup moins évident. Certes, quand ils avaient en face d’eux un duel “Ensemble contre RN” leurs voix se sont portées davantage sur le candidat de Macron que sur celui de Marine Le Pen. Mais quand il s’agissait de voter pour la gauche, ce n’était plus du tout la même musique.

Quand ils ne se sont pas abstenus, les voix des électeurs LR sont allées plus souvent au candidat RN qu’au candidat de gauche – Insoumis ou non.

Si ce sondage dit vrai, les électeurs de droite LR n’ont pas fait barrage, mais ont plutôt propulsé des députés RN à l’Assemblée.

Entre son “ni-ni” et ses reports de voix,la droite n’a clairement pas fait “front républicain” et barrage à l’extrême droite.

Mais encore une fois, difficile de s’étonner quand on voit les proximités programmatiques entre la droite LR et le RN.

 

Ce comportement électoral a eu des conséquences tangibles sur notre pays.

Si la droite macroniste et LR avaient fait autant barrage que la gauche, l’extrême droite n’aurait eu que 101 députés à l’Assemblée nationale.

Ca aurait toujours été 12 de plus qu’en 2022, mais le tableau aurait été bien différent. On aurait parlé de “raz de marée” du Nouveau Front populaire qui, avec ses 244 députés, aurait été tout proche de la majorité absolue.

Dans l’autre sens, si les électeurs de gauche s’étaient comportés comme ceux de droite, s’ils avaient refusé de voter pour des candidats éloignés de leurs idées politiques pour faire barrage au RN, c’est l’extrême droite qui – forte de 229 sièges – se serait retrouvée en position de force.

[ SOURCE : @Weazel35 sur Twitter pour le calcul ]

Les élections législatives de 2024 nous ont donc permis de voir que la logique de front républicain fonctionne pour éloigner l’extrême droite du pouvoir mais qu’elle n’est pas – mais alors pas du tout – appliquée de la même façon de part et d’autre de l’échiquier politique.

Le Front Républicain a été principalement porté par la gauche, un peu par le bloc Macron, et très peu par la droite.

 

En remontant dans l’histoire on va voir qu’en réalité, ça a toujours été le cas.

 

Aux origines du Front Républicain : la gauche, la gauche, la gauche.

 

La naissance de la troisième République

 

On peut faire remonter l’origine du Front républicain à presque 150 ans, le 16 mai 1877.

La IIIème République – qui a succédé au Second Empire de Napoléon III à l’occasion de la défaite de 1871 contre la Prusse – est alors toute jeune et largement contestée par des élus monarchistes qui travaillent à la restauration du roi.

En 1876, pour la première fois, les partis dits “Républicains” remportent les élections et deviennent majoritaires à la chambre des députés.

Contre le résultat des urnes, le Président Mac Mahon – un monarchiste convaincu -, refuse de nommer un gouvernement républicain.

Pour surmonter cette crise politique, les Républicains de tous bords s’allient autour de Gambetta pour empêcher le gouvernement de Mac Mahon d’agir. Furieux, Mac Mahon dissout la chambre des députés.

L’alliance des républicains remporte alors largement les élections, et le Président Mac Mahon est obligé de se soumettre. La France sera bien une République. Même si on le l’appelle pas comme ça à l’époque, un premier “front républicain” a gagné contre la droite conservatrice et monarchiste.

[ SOURCE (de la partie) : Wikipédia, “Crise du 16 mai 1877” ]

 

Le Front républicain contre les ligues fascistes

Deuxième moment fondateur : les années 1930 et la lutte du Front populaire contre l’extrême-droite fasciste. Le 6 février 1934 à Paris, de grandes manifestations des ligues d’extrême-droite menacent de dégénérer en coup d’Etat.

La gauche de l’époque, du parti communiste au parti socialiste, en passant par le parti radical, un parti plus centriste, décide de faire front commun contre l’extrême droite dans une coalition ; le Front populaire. Rappelons que nos voisins à cette époque c’était l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste.

Ce Front populaire est renforcé par les syndicats et des associations de la société civile, comme la Ligue des droits de l’Homme, dont le discours du président Victor Basch en 1935 est encore audible de nos jours, grâce aux archives de Radio France.

[ SOURCE : France Culture, “Victor Basch au meeting du rassemblement populaire, le 14 juillet 1935” in “ »Front républicain », attention piège sémantique : décryptage avec 80 ans d’archives”, 7 décembre 2015 ]

 

Cette dynamique du Front populaire a défendu le régime républicain, mis en échec le fascime en France jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, et a marqué durablement l’imaginaire antifasciste de la gauche.

Pas étonnant de le voir revivre en 2024, sous le nom de Nouveau Front populaire.

L’idée de Front républicain, incluant des forces de gauche ET de droite, est encore loin.

A cette époque, la droite, très anticommuniste, est parfois sensible au slogan : plutôt Hitler que le Front populaire. 

[ SOURCE : Mediapart, “Entretien avec Renaud Meltz – Les années 1930 ne reviendront pas, mais la « peur de la démocratie » fait encore des dégâts”, 3 janvier 2024 ]

 

Le premier “Front républicain” : guerre d’Algérie et poujadisme

 

La première fois qu’on a entendu l’expression de “Front républicain”, c’est en 1956, pour les élections législatives. C’est Jean-​​Jacques Servan-Schreiber, le fondateur de l’hebdomadaire l’Express, qui donne ce nom à un accord électoral qui va de la gauche – sans les communistes – jusqu’au centre-droit. Ce Front Republicain réunit des hommes politiques à grand destin : la SFIO de Guy Mollet, l’UDSR la formation de François Mitterrand, les radicaux de Pierre Mendès France et les gaullistes sociaux de Jacques Chaban Delmas. A mon avis, ces 4 là ont donné leurs noms à des milliers de rues et des centaines d’écoles partout en France.

Cette alliance se forme pour faire face à la montée des poujadistes, un mouvement d’extrême-droite dirigé comme son nom l’indique, par Pierre Poujade.

 

Pour faire barrage à l’extrême droite poujadiste en pleine guerre d’Algérie, on observe pour la première fois des accords de désistement au second tour des candidats de gauche ET de droite.

Ces désistements du premier Front républicain permettent de limiter la percée des poujadistes qui obtiennent malgré tout 52 députés dont, je vous le donne en mille, Jean-Marie Le Pen qui débute là en 1956 sa carrière politique.

Voilà pour les origines. Les origines à la fois de l’expression, mais aussi de la stratégie d’alliance et de désistements larges – incluant la gauche ET une partie de la droite – face à l’extrême-droite.

 

La leçon à retenir de ces origines du Front républicain, c’est qu’il a été impulsé et construit avant tout par la gauche rejointe en 1956 par les gaullistes sociaux.

Tout ça tranche avec l’image un peu clichée du “Front républicain”, stratégie partagée par la gauche et la droite dite “républicaine”.

Mais alors, quand est-ce que la droite s’est convertie au Front républicain ?

 

Le Front répubicain : entre mythe et réalité

 

Après l’épisode poujadiste en 1956, l’extrême droite n’est plus une menace immédiate dans les urnes. Ulcérée par la guerre d’indépendance en Algérie, elle emprunte plutôt la voie de lutte armée et du terrorisme.

Fonde en 1961, l’organisation armée secrète ou OAS commet de nombreux attentats et assassinats, principalement en Algérie mais aussi en France avec, notamment, des tentatives d’assassinat sur le général de Gaulle, et le déraillement du train Paris-Strasbourg qui, avec ses 27 morts et 170 blessés, est resté l’attentat le plus meurtrier sur sol français jusqu’au 13 novembre 2015.

Encore aujourd’hui, l’extrême-droite est la principale menace terroriste en Europe après le terrorisme islamiste.

[ SOURCE : Fondation Jean Jaurès, “Terrorisme et violence d’extrême droite en Europe occidentale, 1990-2022”, 12 mars 2024 ]

 

A Dreux en 1983, la droite de Jacques Chirac s’allie avec le FN (!)

 

Le premier événement politique majeur concernant le rapport de la droite à l’extrême droite est l’exact inverse d’un Front républicain : c’est une alliance !!

Lors des municipales de 1983, à Dreux – une petite ville à l’ouest de Paris, la liste du RPR, le parti de Jacques Chirac, décide de s’allier avec celle du Front National, dirigé alors par Jean-Marie Le Pen.

Ce calcul électoral permet à l’alliance de la Droite et du Front  National de l’emporter et d’arracher la ville au parti socialiste.

Les chefs de la droite – probablement échaudés par la récente victoire de Mitterrand et de la gauche en 1981 – approuvent cette alliance. Si une situation analogue à celle de Dreux se répétait ailleurs, Chirac trouvait “tout à fait naturel” une fusion entre les listes RPR et FN.

Comment la droite  justifiait-elle de s’allier avec le Front National de Jean-Marie Le Pen ?

En disant que Mitterrand avait nommé des ministres issus du parti communiste, et que faire liste commune avec le FN n’était pas plus condamnable que de s’allier avec le PC.

[ SOURCE : Libération, “Dreux, 1983: la droite s’allie au FN”, 27 avril 2002 ]

 

Le  président Macron et son gouvernement ont réactivé, particulièrement à partir de 2022, un argumentaire tendant à renvoyer dos-à-dos “les extrêmes”, faisant une équivalence entre le RN et une supposée “extrême gauche” représentée par LFI. On voit que cette ficelle n’est pas nouvelle.

Mais revenons à nos alliances Chirac FN.

 

1983-1988 : la droite copie le FN et s’y allie

 

Après le premier essai concluant à Dreux, la droite de Jacques Chirac a répliqué ce rapprochement avec le Front National.

D’abord aux régionales de 1986 durant lesquelles Jean-Claude Gaudin – figure de la droite magouillarde marseillaise, conduit la droite à une alliance avec le Front National pour rafler la région PACA.

C’est Charles Pasqua, lieutenant de Jacques Chirac et futur ministre de l’Intérieur, qui est chargé d’organiser le rapprochement avec le FN en vue de gagner la présidentielle de 1988.

Pasqua et Le Pen dînent alors régulièrement ensemble, et Chirac multiplie les appels du pied. En 1985, il déclare publiquement : “Le Pen n’a pas les mêmes idées que moi, mais ce n’est pas un fasciste”

[ SOURCE : Valeurs Actuelles, “Droite-FN, l’histoire secrète”, 21 juin 2012 ]

 

Le programme de la droite aux législatives de 1986 est un décalqué de celui du FN : suspension du droit du sol, suppression de la double nationalité, renvoi des immigrés chômeurs au bout de deux ans et allocations réservées aux Français.

[ SOURCE : Valeurs Actuelles, “Droite-FN, l’histoire secrète”, 21 juin 2012 ]

 

Si ce programme ressemble à s’y méprendre au programme du Rassemblement National en 2022, c’est normal : la “droite républicaine” de Chirac a repris en 1986 des fondamentaux du programme de l’extrême droite.

Cette stratégie d’une extrême droitisation du programme de la droite a échoué à la présidentielle de 1988 mais est reconduite jusqu’au début des années 90’s, quand Chirac fait sa tristement célèbre sortie raciste

[ SOURCE : Franceinfo, “Immigration : 1990, quand les propositions de la droite ressemblaient à celles du FN”, 4 octobre 2014 et INA – France 2 – 13h, “Chirac et l’immigration : « Le bruit et l’odeur »”, 20 juin 1991 ]

 

Aux législatives de juin 88, Le FN et l’alliance RPR-UDF signent même un accord de désistement. Dans le Var et les Bouches du Rhône, la droite se désiste au 2ème tour pour faire élire les candidats FN mieux placés. En échange, le Front National a appelé à voter pour la droite.

Mais le FN manque encore de puissance électorale. Seule une députée FN – Yann Piat – a été élue dans le Var à cause du désistement de la droite. Ailleurs, les désistements  n’ont pas suffi. La droite, en revanche, a largement bénéficié des reports du FN au second tour.

[ SOURCE : Le Monde, “Les élections législatives dans les Bouches-du-Rhône Retraits réciproques des candidats de droite et d’extrême droite”, 8 juin 1988 et Wikipédia, “Alliances électorales du Front national” ]

 

Aujourd’hui, cet épisode de la droite des années 80 et du début des années 90, avec un Chirac qui s’allie avec le FN et qui copie largement son programme pour mettre fin au mitterrandisme, a été largement oublié.

 

Quand, durant l’entre-deux tour de la présidentielle de 2002, Jacques Chirac déclare avoir “accepté par le passé d’alliance avec le FN et ceci quel qu’en soit le prix politique”.

[ SOURCE : INA – France 3 – Soir 3, “2002 : Jacques Chirac refuse le débat avec Jean-Marie Le Pen pour ne pas «banaliser» ses idées”, 23 avril 2002 ]

 

Soit il est totalement amnésique de quasiment 10 années de sa vie politique soit, et c’est l’option qu’on privilégie, il ment sciemment au peuple français.

 

Cela dit, ce mensonge est largement passé dans notre mémoire collective.

Pour beaucoup, la radicalisation de l’UMP sous Sarkozy, ou des LR sous Ciotti, sont des nouveautés, des ruptures avec l’histoire d’une droite “républicaine” clairement opposée au RN. Mais, à la lumière de l’histoire, ça serait presque plus juste de les voir à l’inverse, comme un retour aux sources.

 

Après 1988, la droite prend ses distances et les premiers “Front républicains” arrivent par la gauche

 

Après sa défaite de 1988, même si Jacques Chirac reprend la rhétorique et le programme raciste du Front National, il décide de changer totalement de stratégie : plus question d’alliance avec le parti de Le Pen.

Faut dire qu’en septembre 1987, Jean-Marie Le Pen balance sa dégoûtante tirade du “point de détail”.

[ SOURCE :  INA, Antenne 2, Le Journal de 13H – 15 septembre 1987 ]

Le 16 septembre 1987.

Après cette déclaration – qui a solidifié dans l’opinion l’image d’un Jean-Marie Le Pen antisémite, négationiste et dangereux – il est devenu plus difficile pour la droite de s’allier avec le FN. On peut reprendre ses idées, on peut parler comme lui, mais hors de question de s’y associer directement.

 

Quand Marine Le Pen prend les rennes du FN, 25 ans plus tard, elle considère que cette image du FN comme parti antisémite et infréquentable est LE principal obstacle pour arriver au pouvoir. Un pilier de la stratégie dite de dédiabolisation a alors été de tenter de casser cette image.

[ SOURCE : Au Poste – David Dufresne, “Entretien avec Martine Turchi – Le Pen, Le Gud, et la dédiabolisation-mascarade.”, 17 mai 2023 ]

 

Mais revenons en 1989. C’est l’année où naît mon petit frère 🙂 Oui, mais c’est aussi une année d’élections municipales.

Aux municipales de 1989, Chirac, conformément à sa nouvelle stratégie, retire son investiture au maire d’Asnières qui comptait faire liste commune avec l’extrême droite pour garder la ville.

[ SOURCE : Valeurs Actuelles, “Droite-FN, l’histoire secrète”, 21 juin 2012 ]

 

Aux législatives partielles de la même année, Chirac appelle pour la première fois au Front Républicain. Il demande à “battre le FN” aux législatives partielles de Marseille et Dreux.

[ SOURCE : Vie Publique, “Communiqué de M. Jacques Chirac le 27 novembre 1989”]

 

En vrai, c’était facile pour lui : dans ces deux circonscriptions, le candidat de la droite était le seul qualifié au second tour et donc en capacité de barrer la route au FN.

Appeler au Front républicain, c’était appeler la gauche à voter pour les candidats de son parti 🙂

 

La réponse de la gauche a été claire mais pas unanime : si la position officielle du gouvernement a été d’appeler à voter pour la droite au nom du Front Républicain, les ministres Jean Poperen et Jean-Pierre Chevènement ont toutefois publiquement exprimé leurs doutes.

[ SOURCE : Le Monde, “Après le premier tour des élections législatives partielles de Dreux et de Marseille”, 30 novembre 1989 ]

 

A Marseille, le Front Républicain de la gauche a permis de battre le candidat frontiste, mais, à Dreux, les voix de gauche n’ont pas suffi.

[ SOURCES : Wikipedia, “Deuxième circonscription des Bouches-du-Rhône – Election partielle de novembre-décembre 1989” et Wikipedia, “Deuxième circonscription d’Eure et Loir”, Election partielle de novembre-décembre 1989” ]

 

Dès 1989, La gauche a donc accepté de faire barrage. A droite, Chirac a certes renoncé à s’allier au FN après 88, mais sa famille politique était encore loin d’accepter de voter à gauche pour écarter l’extrême droite.

 

Pire. En 1990, quand le maire RPR de Grenoble, “Alain Carignon demande de “voter socialiste pour faire barrage au FN” dans une élection cantonale, il est carrément exclu par son parti !

[ SOURCE : Europe 1 – Le Lab, “Back to 1990 : où Alain Juppé exclut Alain Carignon du RPR car il appelle à faire barrage au FN dans une élection partielle”, 3 février 2015 ]

 

Alain Juppé, numéro 2 du RPR, était on ne peut plus clair :

“Nous n’avons rien de commun avec le Front National, mais hors de question de faire la courte échelle au parti socialiste”.

[ SOURCE : INA – France 3 -Soir 3, “Alain Carignon exclu du RPR”, 12 juin 1990 ]

 

Rien de commun avec le FN, on y aurait probablement cru avant de préparer cette vidéo et de découvrir le programme du RPR de 86-91. Maintenant, je dirais qu’on est plus circonspect.

 

Reste que dans les années 1980, le FN faisait encore des scores trop faibles pour menacer de gagner grand chose.

C’est dans les années 90’s, à mesure que les scores du FN aux élections ont progressé, que la question du Front Républicain, du désistement de candidatures arrivées 3ème pour barrer la route au FN,  a commencé à se poser de plus en plus souvent, notamment dans les régions où le FN était le plus fort, comme la région PACA.

C’est notamment le cas aux élections municipales de 1995.

 

“Avec plus de 10% des suffrages exprimés au premier tour le Front National est en position de se maintenir dans 116 villes de plus de 30000 habitants un cas de figure qui bouleverse les stratégies des états majeurs dans la majorité mais aussi au PS comme Henry nous l’annonçait hier soir dans ce journal les socialistes ont retiré leur liste à Dreux ou encore à Marignane pour faire barrage au Front national du côté de la majorité les positions sont pour l’instant assez divergentes sur la nécessité d’établir un front anti front.

[…] “Dès dimanche soir, Philippe Seguin envisager lui ce qu’il nomme la formule du Front républicain applicable dans certaines villes mais au RPR cette idée de front républicain rencontre peu d’écho la position est fixée on renvoie dos à dos socialistes et Front National et on rejette toute négociation avec la gauche il faut éviter deux choses si vous voulez de mettre en constamment le Front National au centre de la vie politique et puis d’autre part il ne faut pas non plus dans le sentiment à nos électeurs que nous organisons une sorte de combine avec nos adversaires qui sont bien évidemment aussi les socialistes et les communistes.”

[ SOURCE : INA – Antenne 2 – Journal de 20h, “Front Républicain”, 13 juin 1995 ]

 

A Dreux, le retrait de la liste socialiste a permis d’écarter le FN de la mairie. A Marignane en revanche, il n’a pas suffi : deux listes concurrentes ont dispersé les voix de la droite et ont permis au FN de rafler la mairie dans cette triangulaire.

Même chose à Orange, le candidat RPR a refusé de se désister au profit du maire sortant socialiste et l’extrême droite en a profité.

[ SOURCE : Le Monde, “Toulon, Orange et Marignane : les précédents de 1995”, 11 février 1997 ]

 

Attention toutefois, le “Front républicain” n’a pas été partout appliqué par la gauche : à Toulon, le candidat PS, soutenu par la direction du parti, ne s’est pas retiré ce qui a permis au FN d’emporter sa plus belle victoire : la gestion de la 12ème ville du pays !
[ SOURCE : Libération, “Polémique au PS après la victoire du FN à Toulon. Certains critiquent le maintien de la liste socialiste.”, 21 juin 1995 ]

 

L’ancien ministre et membre de l’opposition socialiste Dominique Strauss Kahn a publiquement regretté le choix de son parti.

 

 “Ce qui me paraît important sur le FN …. nous n’avons pas réagi comme il fallait. C’est-à-dire que vous regrettez le maintien Toulon ? Je crois que c’était une erreur de se maintenir à Toulon.”

[ SOURCE : INA – France 2 – 20h, “Plateau invite : Dominique Strauss Kahn : victoire à Sarcelles”, 19 juin 1995 ]

 

Les victoires municipales du FN en 1995 laisseront des traces. C’est la première fois que le non désistement de certaines listes (de droite et de gauche) a permis au FN de gagner des villes.

 

En 1997, lors des municipales partielles de Vitrolles – une autre ville provençale où le FN faisait de gros scores – la droite accepte le Front Républicain.

Elle retire son candidat au profit de la gauche pour faire barrage à la liste FN des époux Mégret. Malgré ce désistement décidé par les états majors, les électeurs de droite ne suivent pas :

[ SOURCE : INA – France 2 – JT Dernière, “Le FN remporte les élections municipales de Vitrolles”, 9 février 1997 ]

 

Pire, aux régionales de 1998, c’est la fin du “cordon sanitaire” avec l’extrême droite. C’est le retour des listes communes de la droite et du FN en Picardie, Bourgogne, Rhône-Alpes et Languedoc Roussillon.

[ SOURCES : Le Monde, “Régionales 1998 : quand la droite et le centre pactisaient avec le FN”, 23 mars 2018 et L’Opinion, “1983-2017, de Dreux à Nicolas Dupont-Aignan”, 2 mai 2017 ]

 

Les états majors de l’UDF et du RPR  sont furieux, au point que le président Jacques Chirac doit lui-même rappeler à l’ordre ces partisans de l’alliance avec l’extrême droite.

[ SOURCE : INA – France 2 – 20h, “Allocution de Jacques Chirac”, 23 mars 1998 ]

 

Malgré tout, les listes communes avec le FN sont maintenues et remportent un succès électoral..

On voit donc qu’à la veille du séisme “Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002”, le Front républicain était loin d’être une évidence à droite.

Malgré l’opposition des États-majors, l’heure était même encore à droite aux alliances et aux compromissions pour gagner des postes.

 

Après 2002 : qu’est devenu le Front républicain ?

 

En 2002, on l’a vu en intro, le Front républicain contre Jean-Marie Le Pen a été massif. Mais c’est encore une fois essentiellement la gauche et les écologistes qui ont fait le sacrifice de voter Chirac pour faire barrage à Le Pen.

 

Après 2002, Chirac accomplit sa mû et se présente dorénavant comme un rempart à l’extrême-droite, qui aurait toujours lutté contre les compromissions avec Le Pen.

Aux régionales 2004, contrairement à 98, la droite refuse toute alliance avec un FN affaibli.

Aux législatives de 2007, le FN n’a des chances de l’emporter que dans la circonscription d’Hénin Beaumont, près de Lens. Au second tour, la droite appelle à voter pour le candidat socialiste qui parvient à battre le candidat frontiste.

 

A Hénin Beaumont toujours, mais cette fois en 2009, sont organisées des municipales partielles parce que le maire socialiste a été condamné pour corruption. La bataille oppose ici Steeve Briois, le candidat frontiste, à plusieurs candidats de gauche. La droite est quasi absente de la ville. Au second tour, des ténors de la droite appellent à faire barrage au Front National (vu leurs scores, ça ne mange pas de pain) mais celui-ci parvient à se faire élire – profitant des affaires qui disqualifient le PS.

[ SOURCE : Wikipedia, “Élections municipales de 2009 à Hénin-Beaumont” ]

 

A partir des cantonales 2011, Nicolas Sarkozy – qui s’est fait élire en 2007 sur une ligne très droitière – revient à une politique du “ni-ni” : ni vote FN, ni vote PS.

La droite de Sarko ne va pas jusqu’à revenir à ses alliances avec le FN, mais il justifie de ne pas voter PS contre le FN en pointant du doigt l’alliance du PS avec … le Parti de Gauche, l’ancêtre de la FI 🙂

 

Cette consigne nationale du “ni gauche-ni extrême droite” ne sera plus démentie jusqu’à 2024. 2011 signe donc la fin de la micro parenthèse du Front républicain à droite.

Malgré la ligne nationale : ni FN, ni PS, certains cadres de la droite font d’autres choix. Valérie Pécresse et Nathalie Kosciusko-Morizet par exemple, restent fidèles à la logique de Front républicain. Elles appellent à voter PS en cas de duel au second tour entre le PS et le FN.

Contrairement à Carignon en 90, elles ne sont pas exclues de l’UMP.

 

A rebours de ces deux femmes politiques, lors des législatives de 2012 dans les Bouches du Rhône, le candidat UMP Roland Chassain se désiste au profit d’une candidate du Front national le tout dans un seul but : faire barrage au candidat socialiste. La tactique échoue, le FN est battu de peu et Chassain n’est pas sanctionné par le parti.

Copé, alors chef du parti déclare même : “Je n’ai pas de commentaire à faire, les socialistes n’ont pas de leçons de morale à nous donner, ils s’allient bien avec l’extrême gauche” alias, le Front de gauche de Jean-Luc Mélenchon et du PC.

[ SOURCE : AFP via Le Figaro, “Copé: pas de leçons à avoir sur Chassain”, 11 juillet 2012 ]

 

En 2017 Marine le Pen se qualifie au second tour de la Présidentielle contre Emmanuel Macron. Les sondages montrent qu’elle est très en retard pour le Second tour, mais le Front républicain réapparaît à cette occasion.

A droite, François Fillon annonce qu’il ne s’abstiendra pas et votera Macron.

A gauche, Benoît Hamon appelle à voter Macron alors que Jean-Luc Mélenchon – insiste sur le danger que représente l’extrême droite mais ne donne pas de consigne claire.

Il laisse son parti trancher lors d’une consultation aux résultats … mathématiquement équilibré: un tiers veut voter Macron, un tiers veut voter blanc et le dernier tiers souhaite s’abstenir.

[ SOURCE : France Insoumise, “Résultats de la consultation sur le second tour de l’élection présidentielle”, 2 mai 2017 ]

On se rappelle des résultats : Marine Le Pen est largement battue par le jeune Emmanuel Macron mais, malgré la défaite et le front républicain, double le score de son père en recueillant les voix de 10.6 millions de Français..

[ SOURCE : Le Monde, “Depuis 2002, comment le parti de Marine Le Pen a amélioré son score au second tour de la présidentielle”, 25 avril 2022 ]

 

Aux législatives de 2017, le FN obtient 8 sièges de députés en battant à chaque fois un candidat LREM, le parti de Macron.

Lorsqu’on analyse les résultats des premiers et seconds tours dans ces circonscriptions, on remarque que les électeurs de droite se sont tournés quasi entièrement vers le candidat d’extrême droite.

[ SOURCES : Wikipedia, Circonscriptions 62-11 // 66-02 // 30-02 // 62-12 // 60-19 // 62-10 // 62-03 // 34-06 ]

 

Dans 3 circonscriptions sur 8, un meilleur report des voix de gauche sur le candidat LREM aurait peut-être permis de battre le candidat frontiste.

[ SOURCES : Wikipedia, Circonscriptions 66-02 // 62-10 // 62-03 ]

 

Malgré ça; c’est incontestable, le Front républicain n’a fonctionné qu’à gauche.

En 2022, Marine le Pen est à nouveau au Second tour face à Emmanuel Macron. La droite est plus divisée qu’en 2017 sur la consigne à donner : Valérie Pécresse annonce voter Macron et demande à ses électeurs de “peser […] tout choix différent du [sien]”, mais Eric Ciotti, son rival battu à la primaire de droite, annonce qu’il ne votera pas Macron, et n’exclut pas de voter Le Pen.

[ SOURCES : Le Figaro, “Résultat présidentielle 2022 : Ciotti ne votera pas Macron et n’exclut pas de soutenir Le Pen”, 11 avril 2022, et Public Sénat,” Pécresse votera pour Macron, et demande aux électeurs de « peser tout choix différent du sien »” 10 avril 2022.

 

A gauche, Anne Hidalgo, Fabien Roussel et Yannick Jadot appellent directement à voter Macron. Mélenchon, lui, répète à plusieurs reprises : il ne faut pas donner une seule voix à madame Le Pen.

J’ai l’impression de me répéter mais, malgré le vote barrage d’une bonne partie de la gauche,, Marine Le Pen améliore encore son score et rallie 13.2 millions de suffrages.

[ SOURCE : Le Monde, “Depuis 2002, comment le parti de Marine Le Pen a amélioré son score au second tour de la présidentielle”, 25 avril 2022 ]

 

Aux législatives qui suivent, le comportement d’Ensemble – la coalition de partis autour d’Emmanuel Macron – est particulièrement pointé du doigt.

Pourquoi ? D’abord parce que le Président Macron ne donne pas de consigne de voter NUPES – la coalition des partis de gauche – contre le RN.

[ SOURCE : BFMTV « Honte », « dangereux »: le discours d’Emmanuel Macron sur les législatives fait réagir l’opposition, 14 Juin 2022 ]

 

Dans sa suite, Elisabeth Borne – fraîchement nommée première ministre – renvoie dos à dos les “extrêmes” : comprendre le RN et la gauche NUPES

[ SOURCE : Public Sénat, “La Macronie embarrassée sur les consignes de vote en cas de second tour NUPES-RN”, 12 juin 2022 ]

Finalement, le parti macroniste a décidé d’appeler au barrage au “cas par cas” ce qui, in fine, a donné une égalité parfaite : dans la moitié des cas, les candidats Ensemble appellent à faire barrage au RN, dans l’autre, ils se réfugient dans le “ni RN-ni NUPES” ou ne disent rien.

[ SOURCE : Le Monde, “Législatives 2022 : quelles consignes de vote donnent les candidats d’Ensemble ! dans les duels Nupes-RN ?”, 14 juin 2022 ]

 

La droite LR, dans la continuité de son “ni-ni” historique, a refusé de donner des consignes de vote.

[ SOURCE : AFP via TF1, “Législatives : LR ne donnera pas de consigne de vote si ses candidats n’accèdent pas au second tour”, 7 juin 2022 ]

 

Et c’est comme ça que le RN s’est retrouvé avec 89 députés à l’Assemblée Nationale.

Dans la foulée, le RN obtient pour la première fois deux postes de vice-présidents de l’Assemblée Nationale. Ils n’auraient pas pu y arriver sans le soutien des députés LREM, qui ont voté pour eux.

[ SOURCE : Le Monde avec AFP, À l’Assemblée, le Rassemblement national obtient deux des six vice-présidences, la Nupes dénonce un arrangement avec la majorité présidentielle, 29 Juin 2022 ]

Pour l’esprit de Front républicain, on repassera.

 

Conclusion

 

En France, il y a depuis l’élection de Chirac en 2002 l’idée d’une tradition de Front républicain, qui unirait gauche et droite pour se désister et faire barrage à l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite.

 

Aux législatives de 2024, le Front Républicain a existé dans le bloc Macron et encore plus à gauche dans le Nouveau front populaire, mais la droite LR ne l’a pas suivi.

 

En plongeant dans l’histoire politique française, on s’est rendu compte que le Front républicain est en grande partie un mythe.

 

Quand le FN a émergé dans les années 1980, il n’y a eu aucun Front républicain.

 

Au contraire, la droite de Jacques Chirac a pactisé avec le FN, et s’est alliée à plusieurs élections avec les candidats de Jean-Marie Le Pen. Dans les années 80 et jusqu’au début des années 90, la droite a aussi largement récupéré les propositions très dures de l’extrême-droite sur l’immigration et la double nationalité.

 

A l’époque, le FN ne faisait pas des scores assez élevés pour menacer de gagner grand chose, mais pour la droite, obtenir le vote de ses électeurs au second tour pouvait faire la différence entre une victoire et une défaite. On comprend mieux les appels du pied et listes communes de la période.

 

François Mitterrand avait bien compris cette porosité des électorats de la droite et du FN. Sa décision de jouer les législatives de 1984 à la proportionnelle était une manœuvre pour éviter l’union des droites au second tour contre la gauche et éviter ainsi une débâcle.

La proportionnelle a permis au FN d’obtenir 35 députés ce qui l’a suffisamment renforcé pour diviser la droite.

 

[ SOURCE : Slate, “La gauche n’a ni créé ni compris le FN”, 6 février 2017 ]

 

Mitterrand a donc fait d’une pierre deux coups politiques, Mais ces calculs ont eu un prix ; l’ascension de l’extrême droite.

 

Dans les années 90, Jacques Chirac et les États-majors de droite changent de stratégie : fini les alliances avec le FN.

 

Mais le Front républicain est encore loin. Quand Carignon appelle en 1990 à voter PS contre le FN, il se fait exclure du parti.

 

En 89, le PS n’a pas hésité à soutenir les candidats de droite pour empêcher le FN d’obtenir des mairies. Deux salles, deux ambiances.

 

Les compromissions de la droite dite “républicaine” et du FN ne se sont pas arrêtées là. Aux régionales de 1998 et malgré les protestations du Président Chirac, on a vu plusieurs alliances entre la droite et le FN.

 

En 2002, c’est le choc. La gauche et les écolos votent massivement Chirac. Le mythe du Front républciain est né. On oublie les compromissions de la droite, et de Chirac lui-même.

 

Pendant quelques années, la droite, comme la gauche, suit la logique du Front répubicain. Mais ça ne dure pas longtemps. Dès 2011, Sarkozy décide de la stratégie du – ni -ni : ni FN, ni PS, stratégie qui n’a pas été démentie depuis. La droite n’appelle plus jamais à voter à gauche contre le RN. Le front républicain de droite est mort et enterré.

 

Pendant ce temps-là, les risques d’une arrivée au pouvoir du RN ont augmenté. En 2017 et en 2022, Marine Le Pen est passée au second tour, l’écart avec Macron a réduit, le nombre des députés RN est monté, tout comme ses scores électoraux.

 

A gauche surtout, mais aussi secondairement dans le bloc Macron, idée de Front républicain, l’idée de faire barrage à l’arrivée au pouvoir du RN s’est maintenue, et c’est ce qui a limité la progression du RN aux législatives de 2024. Mais pour combien de temps ?

 

Ces dernières années, Emmanuel Macron a contribué à normaliser le RN en acceptant la présence de Marine le Pen à une grande marche contre l’antisémitisme, ou en l’invitant à la panthéonisation du résistant étranger Manouchian. Dans le même temps, il accuse la France Insoumise de ne pas être un parti “républicain”.

 

La dédiabolisation du RN semble avancer à grands pas, avec le renfort de l’empire médiatique de Vincent Bolloré.

 

Face à ça, le vote barrage contre le parti de Marine Le Pen va-t-il tenir, ou 2024 en a-t-il été le dernier avatar ? Qu’est-ce que vous en pensez ?