Croissance, croissance, les politiques, les économistes et les institutions internationales n'ont que ce mot à la bouche. La croissance du PIB, le Produit Intérieur Brut, semble être l'alpha et l'omega des politiques publiques. Que mesure vraiment cet indicateur et qu'est-ce qu'il ne mesure pas ?
Le PIB nous envoie-t-il dans le mur ?
Pendant des dizaines d’années, au moins depuis la seconde guerre mondiale, la croissance économique, mesurée par l’augmentation du PIB, a été une boussole pour les politiques.
Plus de croissance, c’était plus d’emploi, plus de richesses, plus de moyens pour les services publics. Bref : plus de bien-être. Plus de croissance, plus de PIB, c’était plus de bien.
L’absence de croissance, voire pire, la récession, la baisse du PIB, c’était le pire cauchemar des politiques. C’était l’explosion du chômage, moins de revenus, moins de pouvoir d’achat, moins d’argent pour les services publics. C’était un échec.
Mais aujourd’hui, avec la montée des inégalités et la crise écologique, de plus en plus de gens se demandent : la croissance économique, est-elle vraiment l’objectif à suivre ? Est-ce qu’à vouloir monter monter monter le PIB toujours plus haut, on ne va pas dans le mur ? Qui bénéficie de cette croissance ? Seulement les plus riches ou tout le monde ?
Viser une croissance infinie dans un monde fini, est-ce que c’est pas de la folie ?
Face à ces questions, certains vont jusqu’à proposer la décroissance du PIB pour les pays riches pour diminuer notre impact sur le climat et sur l’environnement en général. Consommer moins, produire moins, pour faire rentrer notre activité économique dans les limites de la planète.
Croissance verte, décroissance, économie stable, vers où on veut aller ? Qu’est-ce que chacun de ces choix implique ? Répondre ne va pas être si facile, et va nous prendre quelques vidéos ! Mais c’est pour répondre à ce genre de grande question compliquée et ultra importante qu’on fait Osons Comprendre, et c’est sans doute aussi pour ça que vous êtes ici avec nous 🙂 alors sans plus attendre, allons-y !
Aujourd’hui, on va commencer par la base, par l’outil avec lequel on mesure la croissance ou la décroissance : le PIB.
Qu’est-ce que c’est que le PIB ? Qu’est-ce que ça mesure vraiment ? Et qu’est-ce que ça ne mesure pas ?
Qu’est-ce qui croit vraiment quand le PIB augmente ? Et qu’est-ce que ça laisse dans l’ombre ?
Pour nous repérer dans cette question de croissance/décroissance/croissance verte sans se contenter de répéter des banalités ou de nos préjugés, il faut avant toute chose qu’on s’assure de bien comprendre de quoi on parle.
Et vous allez voir, rien que pour comprendre vraiment ce qu’est le PIB et ce qu’il n’est pas, on va apprendre pas mal de choses très intéressantes 🙂
C’est quoi le PIB, et d’où ça vient ?
Le PIB c’est le Produit Intérieur brut. Le PIB mesure la production économique dans un territoire, sur une période donnée, généralement une année.
Cet indicateur a été construit dans un but précis : que l’Etat puisse suivre avec précision et piloter l’activité économique qui a lieu sur son territoire.
L’histoire du PIB commence après la grande crise financière de 1929, pendant la Grande dépression, la crise économique des années 30 aux Etats-Unis. Pour pouvoir suivre l’état de l’économie, savoir quels secteurs étaient particulièrement en crise, pour agir sur l’économie et savoir si la reprise économique avait lieu ou non, les politiques ont demandé à un économiste, Simon Kuznets, de construire des statistiques de l’activité économique.
Simon Kuznets a alors jeté les bases de la construction statistique qui est devenu le PIB. L’outil a ensuite été perfectionné, notamment par Keynes – un des papes de l’économie – et a progressivement été exportée hors des Etats Unis après la conférence de Bretton Woods de 1944. Cette conférence a fondé le système monétaire et économique mondial sous domination des Etats-unis et de leur tout puissant dollar. On vous en parlait plus en détail dans cette vidéo sur le pouvoir du dollar.
La mesure du PIB est donc née avec la crise, la seconde Guerre Mondiale et la reconstruction qui a suivi, avec le fameux plan Marshall.
L’invention du PIB est inséparable d’un nouveau rôle de l’Etat, pilote de l’économie, en temps de crise et de guerre d’abord, en temps de paix ensuite.
Pour que l’Etat devienne un acteur central de l’économie, pour qu’il taxe et qu’il finance, pour qu’il relance l’activité ou qu’il la freine, il faut d’abord qu’il mesure qui produit quoi, qui gagne combien. Sans développement d’une mesure précise de l’activité économique, pas d’État stratège, sans PIB pas d’État providence.
Le hic c’est que mesurer la production économique d’un pays n’est pas chose facile.
Pour mesurer l’activité économique d’un pays, il faut résoudre deux difficultés principales.
D’abord, faut pouvoir additionner, littéralement, des choux et des carottes, DES BIENS ET DES SERVICES des portes avions et des coupes chez le coiffeur.
Le choix retenu : tout compter en monnaie. Ouep, dans le PIB, y’a que des euros, des dollars, pas de tonnes de blé ou des kilomètres de TGV.
Dans le PIB, un euro = un euro. Des biens absolument essentiels comme des médicaments ou de la nourriture ont exactement la même “valeur” que des trucs franchement superflus, comme ce superbe squelette nommé Eugène qui viendra effrayer votre famille ou votre collègue au bureau. Idem pour les services. Dans le PIB, un euro dépensé dans une opération à cœur ouvert qui sauve une vie a la même valeur qu’un euro dépensé dans une pub aussi sexiste que mal doublée. J’vous avais dit que ça gênait.
Bref, vous le voyez, dans le PIB, on fait le pari d’une “équivalence monétaire”, un euro = un euro, sans se soucier aucunement de la “qualité” du bien ou du service compté. Ça peut paraître absurde, mais en réalité, c’est indispensable si on veut additionner des productions de choux et de carottes.
Deuxième difficulté, c’est pas si simple de compter la production, il ne suffit pas de faire la somme des ventes effectuées dans un pays sur une année. Si on fait ça, on se retrouve avec des doubles comptes.
Prenons un exemple. Un caviste achète une bouteille de vin 10 euros à un vigneron, et la revend 18 euros à ses clients. Si on additionne les deux, on trouve 28 euros de valeur économique, mais on compte deux fois les 10 euros de la bouteille. Pour éviter ce double compte, les économistes ont imaginé le concept de “Valeur ajoutée”.
De manière très simple, la Valeur ajoutée c’est le prix de vente – la TVA – les consommations intermédiaires. Ca c’est un mot technique pour dire “tous les biens et les services achetés pour permettre la production”.
Dans notre exemple, pour calculer la valeur ajoutée par le caviste sur une bouteille, on fait 18 euros moins la TVA, ça nous donne 15 euros. Ensuite on retranche le prix payé au vigneron, 10 euros, et on trouve 5 euros de valeur ajoutée.
Bien sûr, notre exemple est simplifié. En réalité, le caviste a d’autres “consommations intermédiaires” : un loyer, de l’électricité payée à EDF, une assurance, un comptable, bref il a d’autres frais qui entrent dans la production de son service. Il faut aussi enlever toutes ces “consommations intermédiaires” pour calculer la valeur ajoutée par le caviste.
Le concept de valeur ajoutée est essentiel parce qu’il permet de mesurer précisément la production là où elle a lieu.
Revenons à notre PIB, qu’est-ce que c’est le PIB ? C’est la somme de toutes les valeurs ajoutées une année donnée sur un territoire donné.
Ce calcul de la valeur ajoutée, il marche très bien pour le secteur marchand, quand vous payez un loyer, un repas, ou un kilo d’endives. Mais comment on fait pour calculer la valeur ajoutée de l’éducation nationale ou de l‘hôpital public, quand le service est gratuit ou quasi gratuit pour l’usager ? Comment on fait pour mesurer la valeur ajoutée des services publics et l’inclure dans le PIB ?
Déjà, on parle là des services publics “non marchands” : c’est-à-dire les services qui OU sont gratuits pour l’usager OU des services qui ont un prix pour l’usager, mais un prix si bas qu’il ne reflète pas du tout les coûts de production. On ne parle donc pas ici d’EDF, qui bien que public, vend sa production à un prix de marché qui permet de calculer sa valeur ajoutée comme pour notre caviste.
Les services publics non marchands c’est pas les entreprises publiques, c’est des services publics régaliens totalement gratuits – l’armée, la police, les pompiers, la justice, l’administration (de l’Etat ou des collectivités locales) – c’est l’hôpital public, l’éducation nationale et, chose qu’on oublie souvent, la gestion des déchets et les infrastructures : des routes aux égouts, en passant par l’entretien des ponts ou des forêts.
Comment calcule-t-on leur valeur ajoutée à ces services qui n’ont pas de prix de marché ?
Bah on se base sur leur coût. On fait la somme des coûts – les consommations intermédiaires et on a la valeur ajoutée.
Prenons les pompiers : on fait la somme des coûts sur une année : les rémunérations, les casques, les bottes, les casernes, les lances, les camions, le diesel, ce que vous voulez – on enlève les consommations intermédiaires – normalement vous les avez reconnues : c’est les casques, les bottes, les lances et le diesel – et PAF on obtient la valeur ajoutée des pompiers sur une année.
[ En savoir plus : voir FIPECO, Fiche n°15 La valeur ajoutée et la productivité des services public; p.2 ]
Si on fait la somme de la valeur ajoutée par ces services publics, c’est pas négligeable : c’est 405 milliards d’euros en 2021 [ VA brute à prix courant : dans Comptes des APU (S13) ] soit 16 % du PIB (2501 mds PIB à prix courants 1.101).
Ca veut donc dire qu’en France 84 % de la valeur ajoutée est produite par les entreprises et les ménages, et 16 % seulement par les services publics.
Là j’suis sûr que certains d’entre vous – notamment ceux qui ont vu la vidéo “A quoi servent nos impôts” – se disent : Oh oh minute, comment les services publics peuvent faire que 16% du PIB alors qu’on entend toujours que les dépenses publiques c’est 50-55% du PIB ?
En fait, maintenant que vous savez comment on calcule la valeur ajoutée des services publics, vous pouvez sentir que y’a pas 55% de la richesse nationale qui part pour payer les fonctionnaires et pompiers. En fait, ces 55% comptent plein d’activités économiques réalisées par le privé mais financées par de l’argent public, par de la dépense publique. Exemple : quand vous allez chez le médecin, c’est lui qui fait la “valeur ajoutée” mais il est payé en grande partie avec de l’argent public, celui de la Sécu.
Idem, quelqu’unqui vit de l’argent public et socialisé, le gros morceau c’est les retraités, mais y’a aussi les gens au RSA, les boursiers etc. Ces gens là, toutes leurs dépenses, c’est des “dépenses publiques”, mais quand un retraité achète à notre caviste une bouteille de vin, c’est le privé qui fait de la valeur ajoutée.
Voilà pourquoi on peut avoir en même temps un total de dépenses publiques équivalent à 55% du PIB, et des services publics qui ne font que 16% de la valeur ajoutée”.
[ En savoir plus sur poids dépenses publiques dans le PIB : INSEE Blog, “Dans quelle mesure les administrations publiques contribuent-elles à la production nationale ?”, 2021 ]
Attendez les amis, c’est pas fini, les services publics ne sont pas les seules valeurs ajoutées un peu surprenantes qu’on a dans le PIB.
Le PIB c’est une mesure de l’activité économique qui peut avoir des conséquences importantes. Les contributions des Etats aux budget européen, comme ce que chacun touche ensuite, tout ça dépend du PIB
Dans la zone euro par exemple, beaucoup de critères de stabilité supervisés par la Commission européenne sont exprimés en fonction du PIB : les 60% de dette publique, les 3% de déficit public, tout ça c’est des pourcents du PIB.
Il est donc absolument crucial que le PIB mesure des économies différentes et les rendent comparables entre elles. Pour améliorer les comparaisons internationales, on inclut dans le calcul du PIB des valeurs ajoutées, disons “surprenantes”.
La première c’est l’économie illégale, parallèle, souterraine ou n’importe quel autre synonyme que vous trouverez.
C’est un enjeu de comparaison parce que certaine activités qui sont illégales dans certains pays sont légales et comptées dans le PIB dans d’autres : on pense notamment aux Pays-Bas qui ont légalisé la prostitution et la vente de certaines drogues. Inversement, y’a des pays où l’économie informelle prend une place énorme – coucou l’Italie 🙂
Comment on fait pour mesurer la contribution du black ou du trafic de drogue à l’économie ? Sans déclaration de TVA, d’impôts et de comptes, pas facile d’avoir des statistiques.
Pour les drogues, qu’en France, on inclut dans le PIB depuis 2018, on se base sur les saisies de la police, les prix de gros et les prix de détail. Y’a tout un doc marrant de l’INSEE qui fait ça drogue par drogue. Au total, la drogue en France représenterait 2.7 milliards d’euros de “valeur ajoutée” en 2018 soit 0.1 point de PIB.
[ SOURCE : INSEE, La prise en compte des stupéfiants dans les comptes nationaux en base 2014, 2018 ]
L’OCDE publie même depuis les années 2000 des guides méthodologiques pour harmoniser la prise en compte de l’économie informelle sans les statistiques du PIB.
Le travail au noir aussi est approximé par des contrôles fiscaux. En France c’était 68 milliards d’euros en 2010 soit 3.5 % du PIB (1932.8 mds).
[ SOURCES : INSEE, L’évaluation macroéconomique de l’économie non observée, 2014 ]
En Italie, l’économie informelle est beaucoup plus importante : le black représenterait entre 11.5 et 17.5 % du PIB.
[ SOURCE OCDE, L’économie souterraine dans le PIB : avancées et limites, 2014, p.20]
La prostitution n’est pour le moment pas incluse dans le PIB en France mais vous voyez quand même que, pour rendre les PIB comparables, les statisticiens se cassent un peu la tête 🙂
Autre domaine où le PIB inclut des valeurs ajoutées “surprenantes”, c’est le logement. Quand on est locataire d’un appart, on est dans un échange marchand. On envoie chaque mois de l’argent au proprio et boum, le PIB augmente. A l’inverse, si on habite un logement dont on est propriétaire, on bénéficie d’exactement le même service de logement MAIS y’a pas d’échange monétaire : donc pas de PIB.
Selon cette logique, les pays qui ont beaucoup de logements en location devraient donc avoir un PIB + gros que les pays où tout le monde est propriétaire.
Pour faciliter la comparaison entre pays avec différents marchés du logement, l’ONU recommande depuis 1968 d’“imputer un loyer” aux propriétaires de leur logement et d’ajouter ça au PIB.
[ SOURCE : ONU, A System of Nation Accounts 1968, p.130 ]
Comment on fait ? On estime le loyer que les propriétaires auraient payé s’ils avaient loué un logement comparable au leur. On fait ça pour les résidences principales comme pour les résidences secondaires.
En France en 2021, ces “loyers imputés” représentent 173 milliards d’euros soit quasiment 7% du PIB de 2501 € en 2021 ! 🙂 Et jusqu’à quasiment 8% (7.9%) si on ajoute les 24 milliards d’euros de loyers imputés aux propriétaires de résidences secondaires.
[ SOURCE : SDES, Comptes satellites du logement, Tableau T20 ou p.29 du pdf ]
C’est fou quand même de se dire que juste par convention, notre PIB est augmenté de 173 à 197 milliards !
On touche là une dimension importante du calcul du PIB : tout est une histoire de choix, de conventions. L’ONU – qui publie depuis 1953 des “Système de comptabilité nationale” à appliquer partout dans le monde – fait le choix d’inclure dans le PIB les activités illégales et les loyers imputés, mais elle aurait pu tout à fait choisir une autre convention.
Le PIB est d’ailleurs parfois critiqué parce qu’il n’inclut pas deux composantes pourtant loin d’être négligeables de notre économie : le travail bénévole et le travail domestique.
Le travail domestique c’est grosso modo, les tâches ménagères réalisées à la maison, dans le cercle amical ou familial : ça va du ménage au bricolage, d’amener les enfants à l’école à cuisiner les repas. Tout ça n’est pas compté dans le PIB.
Pourtant, si on choisit d’imputer des loyers aux propriétaires et de les compter au PIB, on pourrait décider de valoriser ce travail domestique.
Si une activité marchande bascule dans le domaine domestique, qui n’est pas compté, ça fait baisser la production nationale. C’est ce qui faisait dire à l’économiste et démographe Albert Sauvy : “si j’épouse ma femme de ménage, je fais baisser le PIB”.
Compter le travail domestique, ça ferait une sacré différence : en 2010, l’INSEE a calculé qu’inclure le travail domestique dans le calcul pourrait augmenter le PIB d’entre 15 et 70% selon ce qu’on compte comme travail domestique et selon qu’on le valorise au SMIC ou au salaire moyen du travail effectué.
[ SOURCE : INSEE, Le travail domestique : 60 milliards d’heures en 2010, 2012 ]
L’INSEE travail d’arrache pied à mieux évaluer la valeur de ce travail domestique. Cela donne même lieu à des documents de travail ou “non publications” qui explorent les différentes pistes offertes à la statistique publique.
Au-delà de l’aspect comptable, attribuer une valeur économique au travail domestique permettrait de mieux appréhender l’ampleur des inégalités femme homme. Même si l’écart se resserre, le travail domestique occupe une place 2 fois plus importante chez les femmes que chez les hommes.
En Roumanie, en Italie, en Grèce ou en Pologne, les femmes participent beaucoup moins à l’économie marchande mesurée dans le PIB que les hommes. A l’inverse, les femmes sont plus souvent en emploi dans les pays nordiques qu’en France.
[ SOURCE : Observatoire des territoires, Différence femmes / hommes de taux d’activité en Europe en 2019, 2021 ]
Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, le travail domestique n’est, à l’inverse des loyers imputés, pas du tout compté dans le PIB.
On n’est pas spécialistes mais peut-être qu’une des raisons tient à la difficulté de mesure. Pour savoir combien de temps les ménages consacrent à telle ou telle tâche domestique, il faut des enquêtes poussées. A l’INSEE, c’est l’enquête “Emploi du temps” qui s’en charge.
Malheureusement, le protocole est tellement lourd que ces enquêtes ne sont menées que tous les 10-15 ans.
Si on décide de compter le taff domestique dans le PIB, il faut que tous les pays du monde en fassent autant – et mènent de telles enquêtes et, plus dramatiquement, faut reconstituer toutes les séries de PIB depuis 1950 en intégrant une mesure monétaire approximative du travail domestique. Parce que oui, bien sûr, quand on change la manière de compter le PIB, il faut recalculer le PIB de toutes les années précédentes et de tous les pays du monde pour garder un des aspects les plus précieux du PIB : sa comparabilité dans l’espace et dans le temps.
Bref, intégrer le travail domestique au calcul du PIB est politiquement souhaitable mais probablement difficile, rien que pour des raisons techniques.
Autre grand absent du PIB, le bénévolat.
Donner des cours dans une association, coder un logiciel libre, encadrer des jeunes dans un club de sport, distribuer des repas, remplir un article wikipedia ou conduire des groupes de paroles, tout le bénévolat peut être appréhendé comme un travail qui augmente la richesse d’un pays.
Pourtant, comme aucun euro n’est échangé ni aucun contrat de travail signé, ce travail bénévole n’est pas compté dans le PIB.
Combien ça représenterait ? Gabriel Attal disait tout récemment que le taff bénévole des seuls Restos du cœur coûterait à 200 millions d’euros par an s’il fallait le payer.
Plus globalement, l’INSEE estime dans son enquête sur les associations qu’en 2018, le travail de tous les bénévoles représentait l’équivalent de 580 000 emplois à temps plein. Si on payait tous ces bénévoles au SMIC, ça ferait 11 milliards d’euros soit quasi 0.5 % de PIB.
Évidemment, si on mesure la valeur du travail bénévole non pas au SMIC mais au prix que ce travail aurait coûté s’il avait été effectué par un salarié ordinaire, le chiffre augmenterait encore.
Un truc à noter en passant, le bénévolat est en déclin. En 2002 il représentait 817 000 équivalents temps plein. Une chute de quasi 30 % de l’activité bénévole (afficher 28.2%) en à peine + de 15 ans, c’est pas négligeable du tout. Probablement que la France a “perdu” un peu d’activité, de richesse et de bien-être à cause de ce déclin du bénévolat, mais le PIB n’en rend pas compte.
Maintenant, qu’on a compris ce qu’est la valeur ajoutée et quels secteurs sont comptés ou non dans le PIB, on peut entrer dans le cœur de la comptabilité nationale : les formules du PIB.
Oui oui, j’ai bien dit LES formules du PIB ! Laissez-moi vous expliquer.
Pour le moment, on a appréhendé le PIB sous l’angle de la production et des VALEURS AJOUTÉES par les entreprises, les ménages, les administrations et services publics.
Mais pour que ces acteurs produisent, faut que d’autres acteurs consomment, achètent ces produits et pour que des gens achètent, il faut qu’ils aient des revenus.
L’économie c’est un circuit : la production donne des revenus qui permettent la consommation qui permet la production et ainsi de suite.
Le PIB peut donc se déployer en trois formules toutes égales entre elles. En simplifié, vous avez
La formule PIB Production : La valeur ajoutée des entreprises + la valeur ajoutée des services publics et de l’économie informelle + les impôts sur les produits (surtout la TVA)
Cette formule est égale au PIB Revenu : Les salaires (revenu des ménages) + les profits des entreprises + les impôts sur la production
Qui est égale à l’approche “consommation” :
Consommation (hors consommation intermédiaire) des ménages et des administrations publiques + investissements (des entreprises, de l’Etat et des ménages).
C’est des formules super simplifiées – il manque les imports/exports, les stocks, plein de trucs – ne les ressortez surtout pas en cours d’économie. Mais avec ça, vous avez l’idée générale. Si vous voulez aller plus loin que cette approche simplifiée voici les formules “exactes” ainsi que quelques liens vers des articles expliquant la comptabilité nationale.
Lien 1 – Lien 2 – Lien 3 pp.7 et sq.
Toujours est-il qu’avec cette équivalence entre Production / Revenus et Consommation, on commence à toucher du doigt la vraie puissance du PIB.
Le PIB comme chiffre global et agrégé n’est pas si intéressant que ça, par contre, les calculs détaillés pour arriver à trois chiffres égaux, eux, ils sont extrêmement précieux.
Pour calculer le PIB, l’INSEE calcule chaque année les “Comptes de la Nation”. Ce travail est prodigieux.
Vous trouvez qui a produit quoi, qui a consommé combien, qui a touché quels revenus. L’INSEE fait ça pour tous les acteurs de l’économie : les entreprises, les ménages et les administrations/services publics. Mieux que ça, vous avez la production, les salaires, les profits, les investissements, les impôts, toutes ces données, elles sont détaillées pour 38 branches “simplifiées” de l’économie, qui elles-mêmes se décomposent en 88 branches “détaillées”.
Le niveau de détail est hallucinant, vous avez une multitude de données pour l’industrie du papier et du carton, le transport par eau ou encore les activités vétérinaires.
Je sais pas si ces quelques images qui défilent vous font la même émotion qu’à moi. Mais pour moi, ces “coulisses du PIB”, ces centaines de tableaux Excel que l’INSEE nous sort chaque année pour connaître les détails de la production, de la consommation et des revenus de l’économie française, je trouve ça proprement prodigieux.
C’est cet appareil comptable qui permet de savoir quelles régions, quels bassins d’emplois ou quelles industries doivent être soutenus, ça permet de savoir quels revenus sont en croissance, chez quels acteurs, et comment, éventuellement, les taxer.
Derrière le PIB comme grand agrégat se cachent donc plein de statistiques détaillées absolument indispensables à toute réflexion de politique économique.
Le PIB est une mesure d’un flux, l’activité économique sur un territoire durant une période, généralement l’année. Le PIB n’est donc pas du tout une mesure de la richesse, une mesure de stock. Avec le PIB français de 2021, vous ne connaissez pas la richesse de la France, juste ce qu’elle a produit sur son territoire cette année-là.
Sur ce flux économique des 2501 milliards d’euros de PIB produits en 2021, une partie va être purement consommée – la nourriture, le PQ, beaucoup de services, aussi bien un abonnement téléphonique qu’une place de ciné ou une coupe de cheveux – toute cette partie du PIB est produite pour disparaître immédiatement.
Une autre partie de l’activité économique de l’année va servir à remplacer un stock de richesse qui s’use : c’est l’entretien des routes, des bâtiments, des voitures, toutes les dépenses de ce type.
Enfin, une partie du PIB va augmenter notre stock de richesse, c’est les investissements mais vous allez voir, c’est vraiment pas le PIB qui fait la richesse de la France.
Pour connaître le stock de “richesse de la France”, faut regarder un autre indicateur : le patrimoine national.
Le patrimoine national représente la valeur des actifs financiers – l’épargne, les actions etc – et non financier – principalement l’immobilier, mais aussi les machines, les brevets etc. – que possèdent les entreprises, les ménages et les administrations publiques françaises.
Quand on regarde l’évolution de ce “patrimoine national” net de dette, on voit de suite que c’est pas le PIB, notre production annuelle, qui explique sa croissance. Pourquoi ?
Parce qu’on mesure le patrimoine national en regardant la valeur de marché des biens possédés. Et là, avec le boom des prix des actions et le boom des prix de l’immobilier, bah vous voyez un patrimoine national – la richesse de la France – qui croit beaucoup, beaucoup plus vite que le PIB Français. La valeur du stock a crû beaucoup plus vite que la valeur du flux, la production annuelle mesurée par le PIB.
D’ailleurs, est-ce que ça serait pas le moment de parler de la sacro-sainte croissance qui, vous le savez, est la croissance du PIB ?
La croissance du PIB, intuitivement, ça a l’air super simple. On prend le PIB de 2021 (2501) mds), on le compare à celui de 2020 (2310 mds) et on a notre taux de croissance : 8.2 % de croissance du PIB entre 2021 et 2020.
Le problème c’est que dans l’intervalle, y’a eu de l’inflation : une augmentation des prix. Entre 2020 et 2021, les prix ont augmenté de 1.3%.
[ SOURCE DU SCHÉMA : INSEE, Les Comptes de la Nation en 2021, 2022 ]
Cette inflation faut absolument la retrancher du calcul parce qu’augmenter les prix, c’est pas augmenter l’activité économique. Si on enlève l’inflation , le PIB de 2021 n’est plus de 2501 mds mais “seulement” de 2468 mds et donc, notre croissance n’est plus de 8.2 % mais de 6.8 %.
Il y’a tout un vocabulaire économique pour distinguer le PIB et la croissance avec ou sans l’inflation :
Pour les niveaux de PIB, si on ne neutralise pas l’inflation, on dit que c’est un PIB à prix COURANTS. A prix courants, le PIB de 2021 est de 2501 mds d’euros. Mais si on neutralise les 1.3% d’inflation annuelle on a nos 2468 mds d’euros alias le PIB à PRIX CONSTANTS, et plus précisément, à prix constants de l’année 2020.
Idem pour la croissance. Quand on prend la croissance du PIB sans la neutraliser l’augmentation des prix, on appelle ça la croissance du PIB en VALEUR (donc entre 2020 et 2021 on a eu 8.2% de croissance en VALEUR)
Si on neutralise la hausse des prix, on appelle ça la croissance du PIB en VOLUME : 6.8 % dans notre exemple.
La plupart du temps, quand on dit “la croissance” sans rien préciser, on parle de la croissance en VOLUME alias, la croissance de la production telle que mesurée par le PIB et neutralisée de la hausse des prix, de l’inflation.
Cette fameuse croissance économique, cette croissance du PIB, parlons-en. Au départ, le PIB n’est qu’un chiffre, qui mesure l’activité économique – alias la production, les revenus et la consommation.
Ce chiffre, cet indicateur synthétique est progressivement devenu une fin en soi. Les politiques veulent “chercher la croissance avec les dents” et sur les plateaux télé, les chiffres de la croissance sont commentées à l’envi.
Nuançons quand même un peu, les politiques publiques ont quasiment toujours pris en compte d’autres indicateurs que le PIB : ça peut être le nombre d’emploi, le taux de chômage, les profits ou les investissements des entreprises ou encore, le niveau d’inégalités.
Malgré cela, la croissance du PIB est devenue une espèce d’indicateur fétiche, qui mesure la taille et donc la valeur de la bite, pardon, de la bête que sont les économies nationales.
Les décideurs du monde entier pensent, chérissent et commentent la croissance du PIB.
Et ce n’est pas sans poser problème, parce que la croissance du PIB n’est pas toujours synonyme d’amélioration pour nos économies et d’accroissement du bien être pour les populations.
Maintenant qu’on sait ce qu’est le PIB, on comprend que la croissance du PIB n’est pas forcément une “bonne chose”
La France qui va tripler ses productions d’obus de 155 mm pour les canons Caesar livrés à l’Ukraine, elle augmente son PIB ! La guerre, c’est donc de la croissance 🙂
Idem, un accident de voiture, ça fait des dépenses de secours, de santé, d’assurance, ça oblige à changer de voiture ou à les faire réparer, ça augmente le PIB 🙂
On pourrait multiplier les exemples avec la pollution, les incendies etc. Plein de “mauvaises choses” sont comptées dans le PIB, et contribuent à sa croissance.
Là, vous pourriez me dire : ouep, un accident, un incendie ça peut augmenter le PIB dans l’année mais pas forcément à long terme. Un incendie peut faire partir en fumée des millions d’euros de ressources de bois et un trésor inestimable de biodiversité. Un accident de voiture peut tuer des enfants qui allaient apporter une contribution à notre économie pendant des années.
On touche là du doigt un des principaux points négatifs du PIB : il ne dit rien de la soutenabilité d’une économie.
C’est tout à fait évident quand on pense à l’extraction d’une ressource finie. Tant qu’il y en a dans le sous-sol, extraire du pétrole fait monter le PIB mais cette croissance ne dit absolument rien du moment où on ne pourra plus en extraire du tout.
C’est la tragédie qui est arrivée à Nauru. Cette petite île du Pacifique a eu, durant toutes les années 70’s, une croissance du PIB hyper rapide qui lui a permis d’avoir un PIB par habitant hyper élevé, supérieur à celui de la France.
La raison : le sous-sol de cette île contient du phosphore, un engrais essentiel à l’agriculture. Problème : les gisements de phosphore se sont taris et avec eux, le PIB du pays. Vous voyez que le PIB remonte depuis la fin des années 2000 : la raison : la pêche au thon ! Nauru a basculé son économie vers la pêche. Espérons qu’ils gèreront et anticiperont mieux cette ressource que le phosphore.
[ SOURCE : Devpolicy blog, 2021 ]
Cette tragédie de Nauru et son phosphore, on peut l’étendre à toute la planète. Le PIB et la croissance du PIB ne disent absolument rien des conditions naturelles qui les soutiennent.
Notre mesure uniquement monétaire du PIB nous rend en particulier aveugle à l’impact des émissions de gaz à effet de serre qui – si elles font indéniablement monter le PIB – sont en train de dérégler irrémédiablement notre climat.
L’impact de ces émissions qui soutiennent notre croissance actuelle sur la possible croissance future, et plus généralement sur nos conditions de vie, le PIB ne l’évalue pas.. Il n’est pas construit pour ça.
Clairement, la croissance du PIB n’est pas une mesure du “bien”. Ça ne peut pas être notre objectif principal. Il faut au minimum du minimum mesurer l’impact environnemental qu’a notre activité économique, notre PIB, pour savoir si on construit un futur soutenable.
La décroissance rapide de nos émissions de gaz à effets de serre devrait être un objectif politique très important. On devrait parler dans les débats aux présidentielles de l’impact de chaque programme sur la baisse des émissions. On devrait insister sur le bilan de chaque président en termes d’émissions de CO2.
Et la soutenabilité environnementale n’est pas la raison pour laquelle le PIB n’est pas une mesure du “bien”.
Prenons le chômage. Dans les pays riches, on ne voit pas de lien clair entre le PIB/personne et le taux de chômage. Qu’un pays soit riche ou très riche, il a grosso modo le même niveau de chômage.
Pareil pour l’espérance de vie. Dans les pays riches, on n’a plus de lien évident entre le PIB/personne et l’espérance de vie.
On a pas non plus de lien entre le PIB/personne et les inégalités.
Par contre, quand on compare pour nos mêmes pays “riches” le lien entre PIB / habitant et démocratie, bah là on remarque bien un lien. Les pays avec un haut degré de démocratie, une liberté de la presse, une société ouverte etc. sont tous des pays où le PIB par habitant est très élevé. Mais y’a quand même un seuil à partir duquel plus de PIB ne veut plus dire + de démocratie.
Ce que nous montrent tous ces graphs, c’est qu’au moins pour les pays riches, le niveau du PIB ne nous dit pas grand chose sur beaucoup d’aspects très importants de la vie : le taux de chômage, les inégalités, l’espérance de vie, le niveau de démocratie.
On ne peut donc pas se contenter de prendre comme unique objectif la croissance économique, et se dire que si on a plus de PIB, si on a plus de gâteau économique, on aura naturellement plus de toutes les choses bien, et moins de toutes les choses pénibles.
La croissance du PIB ne peut pas être la boussole de nos sociétés. Maintenant qu’on a dit ça, il est temps pour nous de conclure, et de voir toutes les questions qui restent ouvertes.
Au vu de toutes les limites qu’on vient de voir au PIB, il paraît extrêmement logique de sortir du fétichisme de la croissance du PIB. La croissance du PIB n’est pas le chiffre magique qui nous dit si on va vers le mieux. Mais, question plus complexe : faut-il jeter le PIB pour autant ?
Si on prend le PIB pour ce qu’il est, une mesure de l’activité économique dans un pays sur une année, alors il peut être encore très utile. Mesurer le PIB et sa croissance, ou sa décroissance, c’est un des outils de la comptabilité nationale qui permet à l’Etat de savoir où sont la production, les revenus et les consommations pour piloter l’économie, pour redistribuer, pour soutenir telle région ou tel secteur en déclin.
Pour faire tout ça, mesurer l’activité économique, c’est très utile.
Et je vais peut-être vous surprendre, mais même si on décidait demain d’organiser une décroissance économique, pour diminuer notre impact environnemental, il serait utile de mesurer l’activité économique, le PIB, pour savoir où ça baisse, comment ça baisse, ce qu’on fait décroitre et ce qu’on maintient.
Si on casse le lien entre la mesure du PIB et l’idéologie de la croissance, alors cette mesure est certes imparfaite – on a vu notamment qu’elle ne compte ni travail bénévole, ni travail domestique – mais elle reste utile. Si on a compris que le PIB n’est pas une mesure du bien, si on ne le prend pas pour ce qu’il n’est pas, alors on ne voit pas pourquoi on se priverait de cette mesure.
Avec cette vidéo, on a voulu aller un peu plus loin qu’une simple critique facile du PIB, qui ne parle que de ses défauts. On a voulu comprendre concrètement ce que le PIB mesure, comment il est fait et à quoi il sert. Et j’espère qu’on a accompli cette mission qu’on s’est donnée.
Maintenant, on a tout juste ouvert le sujet du PIB et de la croissance. Est-ce qu’on peut poursuivre une croissance économique au XXIème siècle sans mettre en péril la survie de l’humanité ? Peut-on découpler la croissance du PIB et les émissions de gaz à effet de serre ? La “croissance verte” est-elle un projet de greenwashing qui nous mène dans le mur ? Et la décroissance, est-ce que c’est la solution ?
Parce que oui, vous le savez maintenant, si on diminue rapidement et volontairement de 20-30% le PIB, ça veut aussi dire diminuer de 20-30% les revenus et la consommation du pays. Est-ce qu’on peut faire ça sans que ça retombe sur les plus pauvres ? Sans détruire nos emplois ?
Vous le voyez, maintenant qu’on a notre petite brique de connaissances sur le PIB, on va pouvoir s’attaquer à des questions qui sont tout simplement parmi les plus importantes pour notre avenir. J’espère que vous êtes aussi impatients que nous de les explorer ensemble.
Bien sûr, s’ il y a des enjeux qu’on a laissés de côté dans cette première vidéo, et qui vous semblent importants, n’hésitez surtout pas à nous les écrire en commentaires pour qu’on soit sûrs de les traiter dans les prochaines vidéos. Aujourd’hui, c’était l’entrée, mais il reste au moins le plat de résistance et le dessert 🙂